L'utilisation de la vision périphérique (en football)

Chercheur en sciences du sport à l’université de Berne, Christian Vater a fait du fonctionnement de la vision périphérique dans le sport, l’un de ses domaines de prédilection.

Nous lui avons donc demandé de nous parler de ses recherches et de l’impact qu’elles pourraient avoir dans le football, les sports collectifs (et la vie en général).

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Comment définiriez-vous le rôle de la vision périphérique, non pas dans le sport en général, mais dans les sports collectifs plus spécifiquement ?

La distinction que vous faites entre le sport en général et les sports collectifs est importante, lorsqu’on parle de la vision périphérique. Nous supposons que la vision périphérique est utilisée et a une certaine fonctionnalité, mais il y a peu de recherches sur le sujet. L’une des raisons, c’est qu’elle est difficile à étudier, car dans les sports collectifs, il est déterminant d’être capable de suivre un grand nombre de joueurs. Pour prendre une décision, vous devez être attentif à un certain nombre de sources d’information importantes, présentes dans votre environnement. Si vous êtes capable de les percevoir, alors vous aurez plus de chances d’intégrer ces informations à votre processus de prise de décision. Par exemple, si vous êtes conscient de la présence d’un coéquipier ou d’un adversaire juste à côté de vous, vous pourrez adapter votre comportement en conséquence, ce qui sera difficile si vous ne le/les percevez pas, n’est-ce pas ?

Vous avez donc besoin de ces informations pour, en quelque sorte, dépasser les limites de la situation dans laquelle vous vous trouvez. Être en mesure de capter ces informations, peut être déterminant pour effectuer un mouvement aussi simple qu’aller vers la droite ou la gauche. Si par exemple, en basket-ball, vous savez qu’il y a un de vos coéquipiers à votre droite, qu’il peut vous aider et qu’à gauche, il y a un espace qu’un joueur adverse pourrait utiliser pour attaquer le panier, vous aurez tout intérêt à aller vers la gauche. Vous devez donc être conscient de ces informations. Le nombre élevé d’informations disponibles dans votre environnement : votre propre position sur le terrain, la position de vos adversaires et de vos coéquipiers, la position du ballon, etc., associé à la forte pression à laquelle vous êtes probablement confronté, lorsque vous prenez ces décisions, font qu’il est raisonnable de penser que la vision périphérique a une grande importance dans ces situations.

Vous devez donc être attentif à toutes les informations qui vous entourent et à la manière dont ces informations évoluent dans le temps. Lorsqu’on veut prendre une décision, il ne s’agit pas seulement de dire « je prends cette décision », mais aussi d’exécuter l’action associée. Cela signifie que vous devez obtenir les informations nécessaires avec un peu d’avance, pour pouvoir prendre une décision. Pourquoi ? Parce que notre système moteur a besoin d’un peu de temps pour exécuter l’action. Nous devons donc traiter ces informations à temps et je pense que la prise de conscience de ces informations se fait probablement avec la vision périphérique.

Concernant l’utilisation de la vision périphérique, vous avez défini trois stratégies visuelles qu’utilisent les athlètes. Comment sont-elles utilisées dans le sport ?

Nous distinguons effectivement trois stratégies visuelles différentes (Vater, Williams et Hossner), qui sont basées sur ce que nous pouvons ou ne pouvons pas faire avec notre vision périphérique. Pour commencer, il y a toujours des coûts qui sont associés aux mouvements oculaires. Lorsque nous bougeons les yeux, il y a toujours une interruption de quelques centaines de millisecondes, pendant laquelle nous ne sommes pas en mesure de traiter l’information.

Par exemple, en boxe ou dans les arts martiaux, ces cent millisecondes peuvent me permettre de réagir à une attaque de mon adversaire ou non. La pression temporelle associée au coût des mouvements oculaires est une contrainte dont nous devons être conscients. La seconde contrainte, c’est le nombre élevé d’éléments que nous devons surveiller. La troisième contrainte, ce sont les limites de la vision périphérique. Par exemple, si deux objets sont très proches à la périphérie, nous aurons du mal à distinguer ces deux informations. Il est donc probable que nous devions initier un mouvement oculaire vers cet endroit, pour distinguer deux objets. Ce sont donc les trois contraintes de base dont nous devons tenir compte lorsque nous parlons de l’utilisation de la vision périphérique.

« Lorsque nous bougeons les yeux, il y a toujours une interruption de quelques centaines de millisecondes, pendant laquelle nous ne sommes pas en mesure de traiter l’information. »

La première des trois stratégies visuelles, est ce que nous avons appelé le point de fixation fovéal (foveal spot). C’est une stratégie visuelle qui consiste à fixer le regard à l’endroit qui est le plus important. Son utilisation signifie que nous avons besoin de collecter des informations avec une acuité visuelle élevée, relativement à une source d’information spécifique et que nous fixons notre regard sur cet endroit afin de pouvoir capter ces informations.

Par exemple, lors d’une situation de 1c1, nous devons maintenir notre regard sur les hanches de l’adversaire qui est en possession du ballon, parce que ses hanches nous communique des informations fondamentales sur la direction qu’il prendra. En effet, si il oriente ses hanches vers la droite, c’est qu’il ira très probablement vers la droite, etc. Il est donc assez fonctionnel de fixer cet endroit, car ces informations nous sont nécessaires à ce moment-là. Il est très difficile de porter notre regard à un autre endroit et en même temps être capables de contrôler avec précision, l’orientation des hanches de notre adversaire. Nous avons donc besoin de ces informations.

Concernant cette stratégie, nous avons aussi établi une sorte de fenêtre attentionnelle autour de ce point de fixation. En effet, dans les sports collectifs, il arrive très souvent que le joueur n’ait pas seulement une information à traiter, mais qu’il doive également être attentif à certaines informations qui se situent dans la zone autour du point de fixation fovéal. Si nous reprenons la situation de 1c1 évoquée précédemment et qu’un 2nd attaquant rejoint le 1er, alors, il serait toujours intéressant d’avoir le regard fixé sur les hanches du 1er joueur, afin d’être capable de capter des changements dans son orientation corporelle, mais il faudrait aussi pouvoir élargir un peu notre focus attentionnel pour contrôler ce que fait le 2nd joueur.

Les informations collectées sur les hanches seraient donc moins précises, mais l’avantage, c’est que nous aurions un peu plus d’informations sur le ou les autres joueurs qui sont à proximité de notre adversaire direct. Il est donc important de bien distinguer l’endroit où se porte notre regard, c’est-à-dire les hanches et l’endroit où se porte notre attention, qui peut être une zone très restreinte ou au contraire, très étendue. Cela fera une différence dans la précision de notre traitement de l’information avec notre vision fovéale.

« Il y a toujours des coûts qui sont associés aux mouvements oculaires »

La deuxième stratégie est le pivot visuel (visual pivot). C’est une stratégie qui prend en compte les limitations de notre vision périphérique car notre acuité visuelle diminue à mesure que nous nous éloignons de la fovea. Pour compenser cela, nous devons donc la repositionner en effectuant des mouvements oculaires vers la périphérie. Mais dans le cadre de cette stratégie, l’endroit important, est celui à partir duquel nous amorçons ces saccades.

Prenons l’exemple d’un joueur de basket-ball, qui doit défendre son panier. L’emplacement le plus probable pour initier le pivot visuel, serait le joueur en possession du ballon. Le joueur va donc le fixer, mais il devra aussi être attentif aux autres joueurs qui pourraient aller au panier. Il se peut donc qu’il doive effectuer des saccades vers ces joueurs, étant donné que notre vision périphérique est trop limitée pour traiter ces informations sans les regarder. Il scannera donc rapidement l’environnement, puis reviendra au joueur qui a la balle. Il pivotera de joueur en joueur, afin de mettre à jour les informations relatives à ce qu’il se passe dans son environnement. Dans ce type de scénario, c’est la vision périphérique du joueur qui va l’aider à décider où positionner sa vision fovéale ensuite, afin d’être toujours en mesure de surveiller ce qui se passe autour de lui.

Il existe une théorie à ce sujet, la théorie pré-motrice de l’attention et de nombreuses recherches ont été menées en psychologie générale. Elle part du principe que c’est d’abord notre attention qui se déplace à la périphérie et que le regard suit. Il y a aussi des études intéressantes, utilisant le paradigme de Posner et qui montre que lorsque j’oriente mon attention vers la périphérie, je suis plus apte à détecter un changement de cible ou de contraste, comparativement à lorsque mon attention n’est pas orientée vers la périphérie. C’est donc un peu le concept sous-jacent à cette stratégie du pivot visuel.

La troisième stratégie, c’est l’ancrage du regard (gaze anchor). Ici, il est surtout question de situations où il y a une pression temporelle forte, où Il faut prendre des décisions dans un laps de temps très court. Nous avons étudié cette stratégie avec une situation de beach-volley où les joueurs qui défendent, doivent décider d’aller à droite, à gauche ou de rester à l’endroit où ils sont pour jouer un ballon qui va arriver vers eux. L’équipe adverse est affichée sur un écran, le joueur adverse attaque avec le ballon et vous devez décider si vous allez à droite, à gauche ou si vous restez à votre position, en fonction de l’endroit où il va attaquer. Ce que nous avons constaté, c’est que les joueurs ne regardent pas vraiment le ballon ou l’attaquant adverse, mais qu’ils fixent leur regard entre ces deux sources d’information, avant que le ballon ne soit frappé.

Ils fixent donc leur regard dans un espace libre. La balle arrive par le haut, l’attaquant adverse arrive par le bas et le regard du joueur qui défend est déjà positionné là où la balle sera frappée. Il n’y a donc pas de mouvement oculaire avant qu’ils ne prennent la décision d’aller dans une direction, ils attendent que le contact balle-main se produise. Nous pensons qu’ils utilisent cette stratégie, afin de pouvoir à la fois traiter les informations liées à l’évolution de la position de la balle et celle liée à l’évolution de la position de l’attaquant.

Lorsque l’on transfère cela aux arts martiaux, ce que nous avons fait dans une autre étude, nous constatons la même chose. Les participants ne se fixent pas sur certaines sources d’informations lorsqu’ils sont sous pression temporelle, ils fixent leur regard entre deux sources. En arts martiaux, ils peuvent fixer la poitrine de leur adversaire, bien qu’ils doivent se défendre contre des attaques réalisées avec les mains ou les pieds.

Fig 1. Trois types de stratégies visuelles, associant l’utilisation de la vision fovéale et de la vision périphérique (modifié à partir de Vater et al., 2019b)

Existe-t-il des différences dans l’usage de ces stratégies, entre les experts et les débutants ?

Dans cet exemple du beach-volley, nous avons remarqué que les experts et les débutants utilisaient des stratégies visuelles très similaires. Mais ce que nous avons aussi observé, c’est qu’il y a des différences dans le processus de prise de décision. Ils semblent faire un usage différent des informations collectées, bien qu’ils utilisent la même stratégie visuelle. Cela confirme parfaitement ce que nous pensions auparavant, c’est-à-dire qu’il ne suffit pas de savoir ce que font les athlètes avec leurs yeux.

Ce que nous devons savoir, c’est ce sur quoi ils portent leur attention, quelles informations ils traitent, etc. C’est là qu’est toute la difficulté, car « que devons-nous faire pour déterminer les informations qu’ils utilisent, si nous ne disposons que des mouvements oculaires ? ». Nous avons donc besoin de mesures supplémentaires, où alors, nous pouvons manipuler la configuration de l’environnement d’apprentissage, pour déterminer quand et comment ils utilisent leur vision périphérique.

Pour répondre à la question, il n’y a peut-être pas de différence dans les stratégies visuelles utilisées par les experts et les débutant, mais leur utilisation de la vision périphérique est différente et l’utilisation des informations collectées via celle-ci est déterminante pour la prise de décision. Je pense que c’est une chose sur laquelle nous devons nous concentrer dans les recherches futures afin de trouver un moyen de donner à l’expert ou au débutant, une idée des informations qui sont déterminantes pour prendre une décision et comment ils peuvent utiliser leur vision périphérique pour acquérir ces informations.

Est-il possible de rendre compte de l’endroit où l’attention du joueur se porte réellement ?

Il est toujours possibles de proposer des explications alternatives expliquant pourquoi nous fixons certains endroits, pourquoi nous utilisons certaines informations et pas d’autres. Il faut donc en tenir compte, et on ne peut jamais être sûr que ce que l’on mesure est à 100 % ce sur quoi les joueurs/athlètes portent leur attention. Ce que nous essayons de contrôler dans nos scénarios, ce sont les connaissances préalables qu’ont les joueurs. En effet, si je sais que mon coéquipier propose toujours des courses dans le dos de la dernière ligne adverse, en théorie je ne devrais pas forcément avoir besoin de le regarder pour lui transmettre le ballon. Je sais qu’il proposera cette course et je peux faire la passe même sans regarder. Il pourrait donc sembler que j’utilise ma vision périphérique pour décider de faire ou non la passe. Je pense que cela pourrait être une explication, mais il se peut aussi que ma connaissance préalable, soit simplement la raison pour laquelle je fais cette passe.

En fait, je pense que c’est toujours une combinaison des deux, parce qu’il faut non seulement faire la passe, mais aussi la faire au bon moment. Si vous ne regardez pas la course de ce joueur, pour être en mesure de lui transmettre le ballon avec précision, vous devez avoir des informations sur l’évolution de la position de ce joueur dans le temps, afin de faire la passe au bon moment. Sinon il pourrait être hors-jeu, etc. Il s’agit donc toujours d’une combinaison des deux.

Maintenant, si nous voulons exclure cette explication, nous devons introduire un peu de hasard dans nos situations. Cela signifie que nous devons rendre les situations imprévisibles. Par exemple, en laboratoire, lorsque nous étudions l’utilisation de la vision périphérique par les athlètes, nous relions leurs mouvements oculaires à leurs mouvements corporels. Si nous savons qu’un joueur doit prendre la décision d’aller à droite pour aider un coéquipier, nous pouvons manipuler la situation de manière à ce qu’il ait besoin d’informations à la périphérie, pour prendre cette décision.

En football, nous utilisons aussi une situation de 3c3, où le porteur du ballon adverse conduit vers le participant. Nous savons que le porteur du ballon est la source d’information prioritaire que le joueur qui défend utilisera, car c’est son adversaire direct. Maintenant, si nous changeons les contraintes de tâche et déterminons que la tâche principale est toujours de défendre sur ce joueur, mais qu’en cas de débordement sur les ailes, il doit aller à droite ou à gauche, alors nous l’incitons à ne pas seulement surveiller ce que fait son adversaire direct, mais aussi ce qui se passe dans l’environnement. C’est là que nous observons certaines différences chez les experts.

En effet, il semble qu’ils soient plus à même de contrôler visuellement, un angle plus important entre leur adversaire direct et un joueur qui serait sur l’aile, par exemple. En clair, ils semblent être capables de capter des informations sur un spectre plus large  dans leur environnement et les débutants ne semblent pas être en mesure de le faire. En fait, cette faculté semble être une caractéristique de l’expertise.

Est-ce que le volume de source d’informations « regardées » est plus important chez les experts, que chez les débutants ?

Ce que nous pouvons voir dans la littérature scientifique, c’est qu’il existe toujours des différences de mouvements oculaires. Un joueur pourra regarder cinq endroits différents, un autre sept et ensuite les différentes stratégies d’exploration visuelles seront comparées et nous dirons, « il existe tel configuration chez les expert et tel configuration chez les débutants ». Cependant, je ne suis pas vraiment sûr que ce soit la bonne manière de procéder, car qu’est ce que cela nous apprend de savoir cela ? Il y a tellement de variabilité et tellement d’études qui montrent qu’une fois que nous changeons l’environnement, le nombre de joueurs présents dans une situation ou la position du ballon, nous changeons la disponibilité des informations fovéales ou périphériques. C’est un peu la même chose qu’avec le paradigme de la fenêtre mobile. Nous allons donc toujours trouver de la variabilité dans les mouvements oculaires, pour un même individu.

Ce que je veux dire par là, c’est que les mouvements oculaires peuvent nous en dire beaucoup sur les informations que nous utilisons pour prendre une décision, mais je pense que nous devons être critiques quant à ce qu’ils nous disent. Pourquoi ? Parce que des différences dans les tâches peuvent entraîner des différences dans les mouvements oculaires. 

En tant qu’expérimentateur, nous induisons ou faisons en sorte que les participants changent leur comportement pour accomplir une tâche. C’est un constat qui est assez important et que nous devons vraiment intégrer à notre réflexion. Je pense que nous devons créer des situations qui soient aussi valides que possible, que ce soit en laboratoire ou sur le terrain. Matt Dicks et ses collègues ont réalisé de nombreuses recherches, montrant que nos mouvements oculaires changent radicalement si nous modifions les instructions liées à la tâche ou que nous changeons artificiellement les environnements, etc. Il y a donc tellement d’éléments qui peuvent changer notre comportement oculaire, qu’il est très difficile de comparer les études entre elles.

Comment ces travaux pourraient être utilisé à l’entraînement, pour améliorer les stratégies visuelles utilisées par les joueurs ou les aider à collecter des informations pertinentes ?

Malheureusement, il existe peu de recherches sur l’entraînement de la vision périphérique et sur la façon dont cet entraînement peut améliorer la prise de décision, etc. Les suggestions que je fais ne sont que des suppositions basées sur ce que nous avons trouvé dans nos recherches. Il n’y a donc pas encore grand-chose, mais nous y travaillons. Ce que je suggère, c’est d’aider les joueurs à prendre conscience qu’ils peuvent utiliser leur vision périphérique dans de nombreuses situations.

Il n’est pas réellement nécessaire de fixer tout ce qui se trouve dans notre environnement, car nous savons que les mouvements oculaires ont un coût. Si nous reprenons l’exemple du basket-ball, évoqué précédemment, que le joueur ne regarde que le joueur qui est le plus à droite et que le joueur le plus à gauche coupe pour aller au panier, alors il manquera cette information et il sera trop tard pour défendre sur lui. Je recommanderais donc aux entraineurs de demander à leurs joueurs d’utiliser plus souvent leur vision périphérique, de leur donner un indicateur des coûts qui y sont associés et ce que nous pouvons faire avec, ou pas.

« En validant, avec la vision fovéale, les informations obtenus au départ par la vision périphérique, les joueurs s’amélioreront. »

Ce que nous pouvons faire, c’est certainement de capter des informations liées aux mouvements, par exemple. Encore une fois, dans notre exemple en basket-ball, si je maintiens mon regard entre le joueur qui est à droite et celui qui est à gauche, j’ai accès à un large éventail d’informations dans mon champ visuel et je serai capable de détecter que quelque chose bouge à la périphérie. Ensuite, je peux toujours initier un mouvement oculaire vers cet endroit, mais je ne devrais pas avoir à le faire avant. En validant, avec la vision fovéale, les informations obtenus au départ par la vision périphérique, les joueurs s’amélioreront.

Ce qui est intéressant, c’est que Michael Jordan à fait exactement le même constat. Dans certaines vidéos éducatives qu’il a réalisés, il recommande aux joueurs de fixer leur regard entre des sources d’informations pertinentes (2 joueurs par exemple). En faisant cela, ils devraient pouvoir élargir leur fenêtre attentionnelle, en quelque sorte. Donc, si ma tâche est de pointer les joueurs pertinents qui se déplacent et que je dois toujours mettre à jour cette information, cela peut aider, je pense, à faciliter la capacité de surveillance.

Nous devons aussi aider les joueurs à prendre conscience des situations qu’ils ne peuvent pas résoudre avec leur vision périphérique. Ces limites sont certainement liées au phénomène d’encombrement visuel (crowding), dont nous connaissons l’existence via la recherche fondamentale. C’est un phénomène qui doit donc aussi exister dans le sport. Pour en faire une brève introduction, le phénomène d’encombrement visuel signifie que lorsqu’un grand nombre de joueurs se trouvent dans une même zone et que j’essaie de traiter les informations liées à ces joueurs avec ma vision périphérique, je n’y parviendrai pas. Je percevrais simplement une masse d’individu, que je ne peux distinguer individuellement. Être en mesure de les distinguer  peut être important pour un gardien de but, afin de savoir : « Est-ce que ce sont des adversaires ou des coéquipiers ?  Est-ce que je dois être attentif à cela ? Est-ce une menace pour notre but ?

Il est donc nécessaire pour le gardien de but de traiter ces informations, mais la vision périphérique n’est pas forcément adaptée à cette tâche. En tant qu’entraîneurs, nous devons donc identifier ces situations. Dans cette situation, ce que le joueur peut alors faire, c’est utiliser le pivot visuel, en faisant des allers-retours entre cette masse d’individus et l’endroit où il doit impérativement porter son attention à ce moment-là. Ou alors, il peut fixer son regard sur la zone la plus importante et essayer de percevoir le reste avec sa vision périphérique. Cependant, il faut toujours garder à l’esprit que nous avons un bon traitement du mouvement avec la vision périphérique, mais avec une acuité moindre. Je pense qu’en analysant un peu les différentes tâches liées à l’activité observée, nous pouvons facilement identifier ce qu’il est possible de faire, ou pas, avec la vision périphérique.

Ensuite, pour les chercheurs, il est important d’identifier les coûts associés à ces mouvements oculaires. C’est-à-dire : « suis-je plus apte à prendre des décisions si je fixe mon regard ici ou si je le fixe là ? Il faut donc établir, en quelque sorte, la stratégie parfaite, si nous voulons minimiser les coûts associés aux mouvements oculaires.

Michael Jordan sur l’utilisation de la vision périphérique

Etant donné que les saccades ont un « coût », y a t’il des situations ou leur utilisation est plus préjudiciable que d’autres ?

Les coûts associés aux saccades apparaissent vraiment lorsque nous sommes sous pression temporelle. Si nous ne sommes pas sous pression, nous devrions utiliser notre vision fovéale. Bien que je sois un partisan de l’utilisation de la vision périphérique, il n’y a aucun moyen de dire aux joueurs : « s’il vous plaît, n’utilisez pas de mouvements oculaires dans certaines situations et utilisez plutôt votre vision périphérique ».

Nous sommes si rapides dans l’exécution de mouvements oculaires que c’est vraiment quelque chose que nous devons prendre en compte si nous sommes soumis à une pression temporelle. Si nous ne le sommes pas, nous pouvons effectuer des saccades où nous retrouvons beaucoup de fixations. D’ailleurs, celles-ci semblent nous aider à mettre à jour ce qui se passe autour de nous, car ces saccades nous permettent d’obtenir beaucoup d’informations détaillées, sur ce qui se passe dans notre environnement. Maintenant, la question est de savoir si j’ai besoin de ces informations pour prendre une décision capitale ? Je pense que nous n’en avons pas la certitude.

Imaginez que vous conduisiez une voiture, que vous scanniez votre environnement et que cela n’ait rien à voir avec votre tâche, qui est de conduire le véhicule et de rester sur la route. Nous pourrions nous dire : « vous avez vu ? Il effectue énormément de mouvements oculaires ! Il regarde ici et là, il est à la recherche de menaces potentielles dans son environnement », alors qu’en fait, peut-être que vous êtes simplement en train de regarder autour de vous et de profiter du paysage, n’est-ce pas ? Nous ne savons pas pourquoi vous effectuez ces mouvements oculaires et il n’y a pas de coût associé à cela. 

Cependant, lorsque nous sommes stressés ou que nous sommes soumis à une forte pression temporelle, nous constatons que tous ces mouvements oculaires supplémentaires diminuent. Dans ces situations, nous nous concentrons plus étroitement sur la tâche et nous constatons que les participants se concentrent alors davantage sur la route à suivre. Je pense que c’est quelque chose que nous devrions envisager dans le sport également.

Si nous mettons les joueurs dans une situation semblable à celle d’un match, nous observerons de nombreuses différences dans leurs mouvements oculaires et peut-être que ces mouvements oculaires ne correspondront pas à ceux que nous avons pu observer auparavant, parce que les instructions de la tâche étaient trop artificielles, que la tâche était trop facile, etc. Donc, si la situation est hautement prévisible, que vous avez un joueur expert en laboratoire et qu’il joue contre une équipe de cinquième division, après le premier mouvement, il saura avec certitude ce qui va se passer.

Il regardera autour de lui, scannera son environnement et vous pourriez vous dire « oh il a besoin d’énormément d’informations… ». Je ne dis pas que c’est une mauvaise interprétation de ce qu’il se passe, mais la réalité, c’est que nous ne sommes pas sûrs des informations qu’il utilise vraiment. J’espère donc que dans le futur, nous pourrons identifier les informations qu’ils utilisent réellement pour prendre leurs décisions. Aujourd’hui, nous pouvons le faire en leur demandant directement, bien que cela comporte aussi des inconvénients. Toutefois, je pense que les experts sont capables d’avoir une réflexion sur ce qu’ils font.

Je ne dis pas qu’ils peuvent avoir une réflexion sur les mouvements oculaires qu’ils effectuent, car personne ne le peut vraiment. Si je vous demande « qu’est-ce que vous avez regardé il y a cinq minutes ? », vous seriez incapable de me le dire. Ce qui est une bonne chose car nos capacités sont limitées. Nous devons donc être prudents dans notre interprétation des mouvements oculaires, mais aussi lorsque nous nous disons : « il ne regarde pas à cet endroit, donc il utilise sa vision périphérique », ce qui n’est pas nécessairement vrai non plus. Nous devons donc essayer de contrôler ce qui se passe dans leur environnement, afin de déterminer les informations qu’ils utilisent.

Est-ce que les saccades sont plus exigeantes sur le plan cognitif ?

Je vais essayer de répondre d’un point de vue biologique. Notre rétine est construite de telle manière que lorsque nous bougeons les yeux, l’environnement projeté sur notre rétine change. Ces changements sont très importants, si nous effectuons un grand mouvement oculaire, une grande saccade vers la périphérie, par exemple. Dans cette configuration, il peut être plus difficile de mettre à jour les informations présentes dans notre environnement, comparativement à de petites saccades. Toutefois, comme nous effectuons ce genre de mouvement dans notre vie quotidienne, je ne pense pas qu’il y ait de coût associé à cela sur le plan cognitif.

Je pense que nous réalisons des milliers de saccades chaque jour et que s’il y avait un coût associé, nous aurions tous un énorme mal de tête à la fin de la journée. Pour ainsi dire, notre cerveau est très, très « intelligent » et nous n’avons pas conscience du fait que certaines informations sont supprimées pendant les saccades. Ce qui me semble parfaitement logique. Je ne pense donc pas qu’il y ait un coût cognitif associé au fait d’effectuer ou de ne pas effectuer de saccade.

Pourriez définir ce que sont l’attention manifeste (overt attention) et l’attention cachée (covert attention) et la façon dont les athlètes les utilisent ?

Fondamentalement, ces deux termes sont équivalents à la vision fovéale et la vision périphérique. C’est juste une distinction qui existe du point de vue de la science de l’attention. Ce que j’essaie toujours de suggérer, c’est de faire la distinction entre l’endroit où je regarde et celui où je porte mon attention. Je peux donc fixer un endroit (overt attention), mais déplacer mon focus attentionnel sans induire de mouvement oculaire, à un autre endroit (covert attention). On pourrait dire que je peux donc observer ce que quelqu’un regarde, mais que j’ai besoin de savoir à quoi il est attentif.

Bien sûr, pour être capable de porter mon attention sur la périphérie, je dois utiliser ma vision périphérique, n’est-ce pas ? La vision est en quelque sorte la première étape dans l’utilisation des informations disponibles. Si quelque chose est projeté sur ma rétine, j’utilise alors ma vision. Mais quand il s’agit d’attention, je pense que c’est une étape ultérieure. C’est là que les stratégies cognitives entrent également en jeu. Attention, je ne dis pas que nous en faisons un usage délibéré, que nous déplaçons sciemment et systématique notre attention à tel ou tel endroit avant d’effectuer un mouvement oculaire, mais que nous pouvons le faire, si nous avons connaissance de cela.

Pour en revenir à la question, l’attention cachée correspond aux situations où je sépare mon attention, de ce que regarde. Par exemple, je vais à la périphérie avec mon attention, bien que je regarde toujours le même endroit. J’utilise donc mon attention cachée pour passer d’un endroit à l’autre. En fait, cela correspond à la stratégie d’ancrage du regard (anchor gaze). Je maintiens mon regard quelque part et mon attention cachée va ailleurs. Avec l’attention manifeste (overt attention), je porte mon attention sur ce que je fixe. Cependant, ce n’est pas parce que je fixe un endroit que je traite des informations liées à cet endroit.

Je peux donc avoir deux points de repère. L’un, correspondant à l’emplacement de mon regard et l’autre, à l’emplacement de mon attention. Si l’emplacement du regard et de l’attention est le même, j’utilise mon attention manifeste. Si mon regard et mon attention sont à des endroits différents, c’est de l’attention cachée.

Dans les années à venir, comment pensez-vous que les recherches sur la perception, sur la vision périphérique, etc. vont évoluer et comment la pratique alimentera la recherche et inversement ?

Il y a plusieurs pistes que j’essaie de suivre. L’une d’entre elles est clairement liée à la pratique. Nous avons beaucoup de collaborations ici en Suisse, avec des clubs locaux et ils sont intéressés par l’optimisation du processus de prise de décision, de la créativité et bien sûr, de la perception. Ils veulent savoir comment mieux utiliser la vision périphérique. Ce que nous essayons de faire, c’est d’abord de tester leurs joueurs, afin d’avoir une idée de leur capacité à utiliser leur vision périphérique, puis de concevoir des situations d’apprentissage pour ces joueurs.

Par exemple, si nous savons que le joueur A est capable d’utiliser sa vision périphérique dans une certaine mesure, nous pouvons créer des situations qui l’aideront à s’améliorer. Cela peut être fait en laboratoire, où nous pouvons mesurer ses mouvements corporels, combinés à ses mouvements oculaires. Encore une fois, je pense qu’il est important de relier les deux. Nous allons aussi sur le terrain pour parler aux entraîneurs afin de savoir quelles sont les situations dans lesquelles les joueurs font des erreurs et quand pensent-ils que c’est lié à la perception et/ou l’attention.

Nous essayons d’intégrer les entraîneurs à ce que nous faisons dans notre laboratoire. Nous identifions des problèmes pratiques que les joueurs rencontrent, nous décomposons les tâches et nous essayons d’identifier et comprendre pourquoi ils rencontrent des difficultés ou commettent des erreurs. Y a-t-il un problème de prise de décision ? Y a-t-il un problème de perception ? Nous essayons ensuite de créer des scénarios d’entraînement, en utilisant également la réalité virtuelle, pour les aider à améliorer leur perception et leur prise de décision. C’est l’une des pistes.

Une autre piste qui m’intéresse, c’est de partager les idées que nous avons dans le domaine du sport avec des scientifiques d’autres domaines. Par exemple, je mène actuellement des recherches avec Benjamin Wolfe et Ruth Rosenholtz du Massachussets Institute of Technology (MIT), qui s’intéressent de près à la conduite automobile et à la vision périphérique. Dans l’étude que nous sommes en train de réaliser, nous avons constaté que les trois stratégies que nous avons identifiées dans le sport, peuvent également être identifiées dans des tâches liées au travail ou à la conduite. Même dans l’aviation, où les pilotes doivent prendre des décisions, nous retrouvons ces stratégies et des discussions similaires. Mais les domaines ne se citent pas vraiment les uns les autres. Je pense qu’il y a beaucoup de points communs entre eux et que nous pouvons apprendre les uns des autres. C’est ce que nous essayons de faire comprendre à ces différentes communautés en leur disant « travaillons ensemble ! ».

Nous pouvons apprendre les uns des autres d’un point de vue méthodologique et aussi d’un point de vue théorique. Nous pouvons tout aussi bien améliorer la prise de décision et la perception périphérique dans la conduite automobile, que dans les sports collectifs, car les tâches sont très similaires. Nous sommes également soumis à une forte pression temporelle, nous devons également surveiller notre environnement, etc. Toutes ces similitudes nous aident à établir certaines idées théoriques et certaines implications pratiques, pour de futures recherches et pour les entraîneurs également.

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