Le jeu est à la base de tout

Sociologue des organisations et expert dans le domaine du management, Daniel Ollivier est l’auteur du livre L’alchimie du jeu à la nantaise.

A travers l’histoire du FC Nantes, il nous propose une certaine perspective sur le football.

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Qu’est-ce que le FC Nantes représente pour vous ?

C’est une question qui m’oblige à revenir dans l’histoire, car ma relation avec le football est un peu particulière. Je suis né en 1952 et lorsque j’avais un an et demi, mes parents se sont installés en face du Parc des Princes. J’étais face à la Tribune Auteuil, donc tout petit, j’ai été bercé par les chants des supporters du Stade Français et du Racing Club de Paris.

Par ailleurs, il se trouve que je passais mes vacances d’été sur la côte à Pornichet près de La Baule. Il y avait à cet endroit tous les matches amicaux du FC Nantes. J’avais 14 ans lorsque j’ai découvert ce club et j’en suis tombé amoureux.

J’ai vu les débuts d’Henri Michel, ceux aussi d’Omar Sahnoun et de toute la génération formée au sein du club. J’assistais aux matchs de début de saison à Marcel Saupin avant de rentrer à Paris pour reprendre les cours.

Ma relation avec le FC Nantes a donc commencé en 1964, lorsque José Arribas en était l’entraineur. Cela coïncide aussi avec le début de la grande aventure nantaise puisqu’ils seront champions de France en 1965 et 1966.

Est-ce qu’à cette époque, vous vous rendiez compte qu’au-delà de gagner des titres, ce club proposait quelque chose de différent ?

Je ne pense pas qu’à cet âge-là j’avais cette conscience, même si j’étais sensible à la dimension technique et aux aspects tactiques. C’est seulement par la suite que j’ai réellement pris conscience de l’importance de cet héritage et que j’ai bien plus tard eu envie d’écrire un livre sur « le Jeu à la Nantaise ». C’est à dire écrire sur un club qui pratiquait un football aux antipodes des standards de l’époque. Le fait de mettre l’accent sur la technique, la vitesse et l’intelligence collective était en total décalage avec les pratiques des années 60. 

A cette époque, l‘Inter Milan de Helenio Herrera était la référence absolue. Le Catenaccio imposait un jeu physique et cadenassé qui ne laissait guère place à la créativité. José Arribas un petit entraîneur venant de DH arrive à Nantes pour parler un autre langage : altruisme, jeu sans ballon, mouvement, volonté de jouer pour l’autre avant de jouer avec l’autre.

A vrai dire, la singularité du « Jeu à la Nantaise » j’en prends pleinement conscience dans les années 90 lorsque j’ai la possibilité de travailler au sein de la Direction Technique Nationale (FFF) sur la formation qualifiante des entraîneurs professionnels. C’est là qu’au-delà de la magie du jeu, je m’initie au contact des entraîneurs à l’exigence de leur métier.

 « Jouer pour l’autre avant de jouer avec l’autre. »

J’ai toujours la fibre du supporter, mais ce qui m’intéresse aujourd’hui dans le football, ce sont plus les coachs et le travail qu’il réalisent, que les joueurs. La chance que j’ai eu professionnellement, c’est de pouvoir travailler pendant 23 ans en tant que consultant spécialisé dans le management auprès de la Fédération française de football.

J’ai participé à la refonte du diplôme d’entraîneur professionnel et j’ai eu la chance de partager avec plusieurs générations d’entraîneurs des réflexions sur l’évolution de leur métier, confronté à la complexité et l’incertitude du résultat. A mon niveau et en restant très modeste, j’essaie de me mettre dans la tête du coach. C’est mon plaisir aujourd’hui.

Dans Football je t’aime… Moi non plus, Jean-Claude Trotel écrivait que le « beau » dans le football pouvait être perçu comme subjectif pour certains, mais que de son point de vue il apparaissait clairement qu’au cours du temps, certaines formes de jeu et certains types de joueurs avaient soulevé une adhésion affective quasi-universelle. Parmi les équipes citées, il y avait le FC Nantes de 94-95. Pour vous, le beau football, qu’est-ce que c’est ?

Dans le football, il y a une dimension purement rationnelle qu’on peut expliquer et puis il y a cette dimension du subjectif, ce domaine des émotions qui est beaucoup plus difficile à appréhender. Lorsqu’on parle de beau football, je vais penser à une forme d’esthétisme dans certains gestes. Johan Cruyff était magnifique à voir jouer, Henri Michel l’était aussi…

Le jeu peut être lui-même d’une grande fluidité. Pour moi, la beauté ultime c’est lorsqu’on parvient à faire les choses simplement, quand tout devient évident sur le terrain dans la communication entre les joueurs. C’est comme lorsqu’on est au théâtre et que l’on oublie que l’on y est, que l’on est sur la scène et dans la peau des personnages.

J’ai plusieurs fois soulevé cette question du beau avec les entraîneurs emblématiques du FC Nantes car on leur a souvent dit qu’ils atteignaient un certain niveau d’esthétisme. Lorsque vous dites cela à Raynald Denoueix, il vous dit que le beau jeu, c’est le jeu qui gagne. Le beau jeu comme le succès n’est pas un objectif, seulement la conséquence. Jean-Claude Suaudeau, dirait pour sa part que le beau jeu, c’est d’abord de jouer juste.

Derrière ce travail qui nous donne l’impression d’assister à un ballet, il y a toute cette complexité, cette incertitude inhérente au football. C’est le seul sport où les joueurs ne jouent qu’avec leurs pieds, à l’exception du gardien de but. Comme le dit Guy Missoum, dans son ouvrage « la psychologie du football », c’est le sport à contraintes maximales. On ne peut pas jouer avec ses mains, alors que l’adresse c’est fondamentalement l’adresse des mains.

« Lorsque vous dites cela à Raynald Denoueix, il vous dit que le beau jeu, c’est le jeu qui gagne. Le beau jeu comme le succès n’est pas un objectif, seulement la conséquence. Jean-Claude Suaudeau, dirait pour sa part que le beau jeu, c’est d’abord de jouer juste. »

Donc être adroit avec ses pieds, c’est un paradoxe. Alors quand une équipe arrive à nous faire oublier que les joueurs ont cet handicap et que par ailleurs c’est fluide dans l’espace, on atteint des sommets.

Ce sport est le plus populaire au monde et on a du mal à l’expliquer. Alors on évoque la simplicité des règles, l’universalité puisque qu’on y joue partout, etc., mais à l’arrivée, pourquoi ce sport nous renvoie à autant d’émotions alors que certains matchs finissent en 0-0, et que malgré tout en sortant du stade, nous sommes contents ? Pour des Américains, c’est complètement impensable. Au basket, on peut mettre 120 points dans un match, mais quel sens nous pouvons donner à un sport où il peut y avoir zéro but à l’arrivée ?

Je pense que c’est l’incertitude, qui en fait sa beauté. Une équipe peut dominer tout un match et partager les points ou perdre. La beauté réside donc aussi dans cette incertitude du résultat. Rien n’est acquis, le petit sur un match peut battre le grand. Il n’y en a pas beaucoup des sports où c’est possible.

J’ai été volleyeur et même s’il peut y avoir 3 sets à 2 au final, le vainqueur est en règle générale le meilleur sur le papier. Il peut y avoir des jours sans, mais c’est extrêmement rare. Alors qu’en football, on voit que même les grandes équipes peuvent se voir accrochées et la confiance change de camp. L’attrait pour  ce jeu réside donc dans son incertitude et pas seulement dans le jeu en tant que tel.

Comment s’est faite l’éducation du public nantais et cette adhésion au jeu à la nantaise ?

L’histoire du FC Nantes est assez particulière. Le club est créé en 1943, donc en pleine guerre. Paradoxalement et cela se passe toujours un peu comme ça, parmi les créateurs, il pouvait y avoir des gens qui étaient très différents. Des laïcs anticléricaux et des catholiques engagés. 

On le sait aussi maintenant, il y avait des résistants et des entrepreneurs qui faisaient du business avec les nazis. Tous ces passionnés se sont retrouvés d’accord pour créer ensemble un club de football de haut niveau.

Dès 1945, un groupe de supporters « Allez Nantes Canaris » qui existe toujours d’ailleurs, a été partie prenante dans la gestion du club. Ce groupe de supporters qui regroupait toutes les catégories sociales aidait parfois à boucler sur un plan financier les fins de mois.

« Le propre du FC Nantes, c’est d’être parti d’un projet de jeu qui est celui de José Arribas, qui est devenu progressivement un projet sportif puis un projet de club. »

Dans les années 60, les présidents Jean Clerfeuille et Louis Fonteneau étaient d’ailleurs membres du groupe de supporters. Ils rencontraient au quotidien les supporters puisque leur local se trouvait au siège du club. Une proximité inimaginable aujourd’hui.

Dans l’ADN du club les supporters constituent un élément important du FC Nantes. Aujourd’hui, cela explique les réactions anti-Kita parce qu’il y a une histoire en amont. Les supporters ne sont pas seulement des spectateurs qui vont voir un spectacle.

Le propre du FC Nantes, c’est d’être parti d’un projet de jeu qui est celui de José Arribas, qui est devenu progressivement un projet sportif puis un projet de club. Le personnage le plus important était l’entraîneur et les dirigeants ne faisaient pas d’ingérence sur le pouvoir sportif. La détection des joueurs, la formation et l’organisation ont pour objectif la mise en place du projet de jeu. L’éducation des supporters a été conditionné dans l’histoire par cette grande proximité.

Si vous deviez définir le fil rouge qui lie les quatre entraineurs clés de cette période 1960-2001, quel serait-il ?

Dans notre club, nous savons par expérience qu’un dirigeant peut détruire en moins de 2 ans ce que d’autres ont été en mesure de construire pendant 40 ans. Le Président Jean-Luc Gripond mis en place par Serge Dassault était un expert de l’industrie chimique qui avait la certitude de tout connaître au management sportif.

A l’inverse, ce qui est admirable c’est la question de la transmission. A Nantes, cela a toujours été un élément central dans la manière de travailler, qui a toujours été très collégiale. On ne prend jamais une décision sans consulter. José Arribas va préparer Jean-Claude Suaudeau pour lui succéder et lui-même aura le même comportement vis à vis de Raynald Denoueix.

Jean Vincent est une exception dans la filiation car les dirigeants estimaient Coco Suaudeau trop jeune pour prendre l’équipe fanion est ce qui assure la pérennité du système de jeu mais surtout de la philosophie qui en découle. Aucun autre club n’est parvenu à pratiquer de la sorte. Ni Arsène Wenger ou Alex Ferguson n’ont été en mesure d’assurer leur succession.

Ce sont des coachs qui ont voué leur existence au FC Nantes et qui ont essaimé. Jean Claude Suaudeau c’est 40 ans au club et Raynald Denoueix seulement trente-cinq. Ce qui est incroyable, c’est le nombre d’ex joueurs qui sont devenus entraîneurs et éducateurs. Il y a eu cette envie de perpétuer le jeu à travers la transmission à travers une philosophie et des méthodes innovantes.

C’est une conception de jeu qui nécessite un apprentissage préalable. Parmi les joueurs qui gagnent le titre en 2001, certains sont au club à quatorze ou quinze ans. On est donc dans le temps long et c’est là que la filiation a du sens.

En parallèle des plans de succession de joueurs, certains clubs ont étendu ce processus à leurs entraineurs, à l’instar du FC Nantes de cette période là. Red Bull a d’ailleurs quasiment industrialisé cet aspect. Quel regard portez-vous sur cette culture managériale ?

C’est vraiment une question centrale dans le développement. Ce que je trouve intéressant et inquiétant, c’est de voir les idées que le FC Nantes a mis en œuvre de manière très empirique et artisanal s’inscrire dans un projet industriel.

Aujourd’hui, le Groupe Red Bull qui est une multinationale a comme stratégie de faire jouer toutes ses équipes de la même manière. C’est aussi le cas du City Football Group à travers la personnalité de Pep Guardiola. Son référentiel est partagé par une douzaine de clubs et donc environ 2500 joueurs sous contrat. On peut imaginer qu’avec une telle quantité de joueurs, ils auront la capacité à trouver les talents de demain.

Le Groupe Red Bull c’est un exemple que je connais bien, puisque j’étais ami avec Gérard Houllier, qui a été pour cette marque le premier Directeur Monde de la branche Football. Il avait à l’époque la responsabilité des 5 clubs que Red Bull possédait. L’homme fort dans le système c’était le directeur sportif qui avait la responsabilité de concevoir le projet de jeu, les méthodes d’entraînement, les programmes de formation.

« Ces grandes structures ont compris que le projet de jeu est la base de tout et qu’il faut s’inscrire dans un cycle long pour réussir »

A l’époque, Julian Nagelsmann supervisait en même temps Leipzig et Salzbourg afin d’assurer la cohérence globale. Ces grandes structures ont compris que le projet de jeu est la base de tout et qu’il faut s’inscrire dans un cycle long pour réussir alors que les équipes telles que le FC Nantes jouent dans l’urgence du match suivant et la pression du quotidien.

Cela amène de fait une réflexion sur le football. Peut-on ambitionner la performance sans disposer de temps pour construire son jeu ?… Le FC Nantes n’a pas été en mesure d’assurer sa pérennité au plus haut niveau car le club était dans l’obligation financière de vendre deux ou trois joueurs majeurs chaque saison. C’est le jeu qui est la base de tout.

Comme l’affirme Claude Puel c’est la première question à se poser : Quel jeu ?… La seconde,  quels joueurs ?… Un club comme le PSG se pose les questions dans l’ordre inverse, ce qui explique ses échecs actuels au plus haut niveau.

Qu’est-ce que le travail réalisé à travers l’écriture de ce livre, vous a appris sur le FC Nantes mais aussi sur le football ?

Ma motivation c’était justement de découvrir. Je savais un certain nombre de choses, mais cela a été passionnant de pouvoir échanger avec une trentaine de personnes dont d’anciens dirigeants ou coachs comme : Raynald Denoueix, Jean Claude Suaudeau, Georges Eo, Loïc Amisse ou encore d’anciens joueurs, etc. Ce que je retiens le plus c’est le plaisir avec lequel ils m’ont apporté ces informations.

Ce club a été marquant à travers des valeurs comme l’altruisme. Lorsqu’on joue d’une certaine manière, il faut que ce soit fondamentalement notre valeur. Ce ne doit pas être seulement un slogan de dire qu’on joue pour les autres, avant de jouer avec les autres. Il faut que cela se matérialise dans le vécu quotidien.

Par ailleurs, le club a toujours été conscient d’une chose importante, c’est que la réussite dans le football est très aléatoire. Il y a beaucoup d’appelé, mais peu d’élus. Alors que fait on de ceux qui ne feront pas du haut-niveau au FC Nantes ? Même si certains joueurs atteindront le haut-niveau ailleurs, le club a toujours considéré qu’il fallait que tous les joueurs repartent avec un diplôme et que leur reconversion hors du football puisse être assurée. C’était quelque chose de fondamental.

C’est quelque chose que je savais, mais ce que je n’avais pas complètement compris, ce sont les connections qu’il peut y avoir dans une communauté pédagogique hors du foot. Que les éducateurs et les entraîneurs se parlent est une évidence, mais qu’éducateurs et enseignants réfléchissent ensemble pour voir quelles pédagogies pratiquer pour développer l’intelligence collective, cela a été une découverte.

Donc en cours de mathématiques, par exemple, les jeunes se retrouvaient face à des questions et pas seulement des réponses. Ils n’étaient pas seulement là pour acquérir des connaissances, mais pour développer une réflexion. Cela se traduisait donc par des travaux pratiques collectifs et les notes étaient aussi collectives parce qu’à l’arrivée, la réussite est collective. Pour moi, c’est ça la puissance du modèle.

« Lorsqu’on joue d’une certaine manière, il faut que ce soit fondamentalement notre valeur. Ce ne doit pas être seulement un slogan de dire qu’on joue pour les autres, avant de jouer avec les autres. Il faut que cela se matérialise dans le vécu quotidien. »

A travers ce livre, je me suis quelque part senti un devoir de mémoire, parce que j’avais cette déception de voir toute cette richesse que j’entendais disparaitre. Au départ, j’étais d’ailleurs parti pour écrire quelques articles dans la Maison jaune, un site que nous partageons avec un certain nombre de passionnés. Ce sont des supporters qui parlent aux supporters et il n’y a pas d’autre ambition que celle cela.

Comme j’aime écrire, nous avons été plus loin et nous avons été au bout d’une démarche collective. Je ne voulais pas parler en mon nom, je voulais centraliser et structurer la richesse de ce que j’entendais afin que cela ressemble à quelque chose. Je voulais être un acteur de l’alchimie du jeu à la nantaise, faute de l’avoir été sur le terrain ou en tant que coach et pouvoir modestement participer en tant qu’observateur et passionné de ce club.

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