C'est la question du sens, qui doit être au centre de la cognition

Analyste de la performance au Servette FC mais aussi docteur en Sciences du sport, Mathieu Feigean semble réunir un certain nombre de caractéristiques, pour répondre aux défis qui accompagnent « l’ère de l’analyse », qui traverse le football.
 
S’inscrivant dans l’approche énactive, chère à Francisco Varela et Humberto Maturana, où la question de la construction de significations est première, pour comprendre l’individu/le joueur, nous avons donc essayé d’en savoir plus sur l’influence qu’ont ce cadre théorique, mais aussi ses nombreuses recherches, sur son rôle d’analyste de la performance.

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En tant qu’analyste de la performance, quel sens donnez-vous à la notion de « performance » ?

C’est une vaste question. Je n’ai jamais vraiment réfléchi à poser des mots sur cette question, à vrai dire, mais pour moi la performance, en tant que recherche d’efficacité et de résultat correspond à l’optimisation de tous les paramètres qui englobe la réalisation d’une tâche. Autrement dit, la performance c’est faire en sorte que l’individu optimise les ressources qui lui sont à disposition (i.e., informationnelles, énergétiques, émotionnelles, tactico-techiniques, cognitives etc..) pour accéder au succès. Avec une complexité supérieure dans les sports collectifs qui est le « faire-ensemble », dans la mesure où les joueurs entre eux, tentent de se coordonner pour produire quelque chose de cohérent et atteindre une certaine intelligence collective. Une équipe experte est plus qu’une équipe de joueurs experts (Eccles & Tenenbaum, 2004).

Votre réflexion autour de la compréhension des comportements collectifs semble ancrée dans une approche dite « énactive ». Pouvez-vous situer cette approche, au regard des approches cognitivistes et dynamique écologique, par exemple ?

Effectivement, il existe différents cadres théoriques qui cherchent au premier abord à expliquer la cognition humaine et ensuite qui permettent de mieux comprendre les comportements collectifs. L’approche cognitive n’est pas celle dans laquelle j’ai été éduqué à l’université, même s’il m’arrive d’utiliser des concepts associés comme les modèles mentaux partagés (Blickensderfer et al., 2010), pour améliorer l’activité collective des joueurs. J’y reviendrai un peu plus tard.

Pour faire simple, cette approche postule que la cognition est basée sur le traitement de l’information. L’individu reçoit des informations de son environnement et il exécute des tâches à partir du traitement de l’information. Cela pose de nombreux problèmes, mais le principal est que la cognition s’appuierait sur des représentations préexistantes (i.e., approche représentative), alors que pour d’autres cadres théoriques, la cognition émerge du couplage entre l’homme et l’environnement de manière située, c’est-à-dire pendant que l’activité est en train de se faire.

L’approche dynamique écologique considère ce couplage entre l’individu et son environnement. A la différence des cognitivistes, et pour simplifier, l’approche écologique considère que c’est l’individu qui sélectionne des potentialités d’actions présentent dans l’environnement, c’est le concept d’affordance. L’individu utilise des affordances, autrement dit, des possibilités d’actions pour agir dans son environnement. On voit ici qu’il y a une différence conceptuelle entre les représentations d’un côté et les affordances de l’autre. Au niveau de la construction du collectif, les chercheurs se sont demandés si les joueurs devaient plutôt partager des représentations ou des affordances (Silva et al., 2013).

Pour revenir aux affordances et à des applications terrain au niveau individuel, on retrouve des choses comme le scan visuel. C’est un concept dont on parle actuellement beaucoup dans le football et qui s’illustre par la capacité d’un individu à «percevoir» quantitativement des affordances (McGuckian et al., 2019). Ce qui me pose problème dans tout ça (conviction personnelle ontologique), c’est finalement la question de la signification et cela m’amène à la dernière approche. Vous allez comprendre.
 

La troisième approche, dite « énactive », est ontologiquement proche de la théorie dynamique écologique. Il y a un partage d’idées, mais à la différence qu’elle considère que c’est l’acteur qui construit des significations du monde qui l’entoure. En fait, le couplage entre l’individu et l’environnement est dit asymétrique car c’est l’acteur seul qui construit son monde propre et qui a la capacité de réguler le couplage.  On parle d’autonomie constitutive (Maturana & Varela, 1987). On voit ici qu’il y a une différence conceptuelle entre les affordances d’un côté et les significations de l’autre.

Les affordances viennent du verbe to afford qui renvoie à l’image de ce que l’environnement offre et permet, alors que la signification renvoie à l’idée que c’est l’individu qui déverse sur le monde sa propre perspective. D’un point vue méthodologique, cela implique de donner le primat à l’intrinsèque, autrement dit, la compréhension de la cognition humaine passe par interroger l’individu lui-même. Sans m’étaler dans ce qui fait la fondation théorique, les énactivistes appellent cela l’effet du couplage structurel, c’est à dire que l’individu est capable de raconter son activité et cela est acceptable pour comprendre le vécu de l’individu.

« C’est la question du sens qui doit être au centre de la cognition. Le sens est une fin, le scan visuel est un moyen. »

Pour en revenir au terrain, le scan visuel est confronté à une limite méthodologique étant donné que le chercheur donne le primat à l’extrinsèque. Il observe le joueur d’un point vu extérieur et juge de la perception du joueur, par extrapolations de ses intentions et de sa cognition. Personnellement, je pense que la qualité d’un joueur comme Iniesta est liée à sa compréhension du monde et non à sa capacité à scanner une quantité d’affordances importante. 

En plaçant la perception visuelle, au centre de toute démarche cognitive, les études sur le scan visuel considèrent qu’un individu qui perçoit quelque chose donne le même sens à cette chose-là, qu’une autre personne qui perçoit la même chose. Or c’est la question du sens qui doit être au centre de la cognition.  Le sens est une fin, le scan visuel est un moyen.

Fig 1. Relation entre la perception et le sens donné aux objets. Chaque couleur correspond à une signification unique. A gauche le monde du chien et à droite le monde de la mouche (Von Uexküll et al., 2010).

Il y a un livre intéressant qui s’appelle Milieu animal et milieu humain, de Jakob von Uexküll, qui justement, compare les mondes des différents animaux. Un des exemples utilisé dans le livre est une photo de deux pièces identiques, mais dans lesquelles chaque objet est colorié avec le sens que l’animal lui donne (Figure 1). Pour un chien, le canapé, la chaise et la table ont le même sens, mais la commode à un sens différent, alors que pour une mouche, la commode et le canapé sont porteurs du même sens. Pour l’homme, c’est la même chose. Chaque individu construit des significations propres du monde qui l’entoure.

« Chaque individu construit des significations propres du monde qui l’entoure »

Personnellement, cette compréhension a totalement changé ma façon d’agir et notamment dans mes relations sociales. Prenons un exemple : si vous êtes impliqué dans un accident avec une autre voiture et que vous êtes un peu nerveux, vous n’invectiverez pas forcément l’autre personne, parce que vous savez qu’à ce moment-là, sa compréhension du monde n’est pas la même que la vôtre. Ce qui ne fait pas de lui un idiot pour autant.

C’est la même chose pour l’entraînement en football. En termes de pédagogie et de méthodologie de l’entraînement, il y a des applications. Si vous avez un joueur qui ne respecte pas vos principes de jeu, c’est simplement que, le sens qu’il donne au jeu est foncièrement différent du vôtre. Ça ne fait pour autant de lui un idiot qui ne comprend rien au football. La mission est de faire en sorte que les joueurs et l’entraineur vivent dans le même monde, qu’ils le partagent entre eux, afin qu’ils aient une signification commune de leur environnement.

« La mission est de faire en sorte que les joueurs et l’entraineur vivent dans le même monde, qu’ils le partagent entre eux, afin qu’ils aient une signification commune de leur environnement. »

 La question devient : Comment faire pour donner du sens aux jeunes joueurs ? Comment faire pour qu’ils partagent ces significations pour construire le collectif ? Si vous voulez approfondir, je vous invite à lire Invitations aux sciences cognitives de Francisco Varela qui est probablement l’auteur qui a le plus changé ma vie. Et si vous êtes vraiment motivé, L’arbre de la connaissance, écrit avec Humberto Maturana, est un bijou qui pose la base biologique.

Le scan a clairement des limites, puisqu’il existe une différence, ne serait-ce qu’entre ce qu’un joueur fixe et là où il porte réellement son attention. Ce qui est finalement difficile à évaluer.

Pour moi cela part de la croyance ontologique et méthodologique. Personnellement, je pense que donner le primat à l’extrinsèque n’est pas la meilleure chose pour comprendre l’activité humaine. Ceci dit, la rigueur scientifique des approches quantitative permet une certaine solidité scientifique ; les approches plus qualitatives ont d’autres limites comme, la saturation des données, la généralisation des études de cas et la rigueur scientifique.

L ’activité humaine est façonnée par des phénomènes conscients, et comme je l’ai dit, l’approche énactive fait l’hypothèse de la conscience pré-réflexive (effet du couplage structurel). Ce qui signifie, qu’à chaque instant et moyennant la réunion de conditions favorables, l’individu peut raconter et commenter son activité. Probablement que le meilleur moyen de comprendre où se porte l’attention d’un joueur, c’est de le questionner en donnant le primat à l’intrinsèque. Pour cela, nous faisons généralement des entretiens d’auto-confrontation (Vermersch, 1999).

De ce point de vue, le scan visuel apporte des éléments de réponses à des questionnements. Cependant, réduire la compréhension du jeu au scan visuel, serait une erreur, étant donné qu’un joueur peut scanner beaucoup pendant 90 minutes, mais penser à sa maman… Quid de la cognition ?

Cela reste tout de même un proxy intéressant, étant donné qu’il permet, entre autres, de discriminer les experts, des novices.

Attention, je n’y suis pas du tout réfractaire, car les meilleurs joueurs « scannent » effectivement plus que les moins bons. C’est établi et c’est intéressant, mais ce qui me gêne, c’est d’utiliser le scan visuel comme un moyen d’atteindre l’expertise. Les joueurs doivent essayer de donner du sens à leur environnement et le scan visuel est un moyen pour avoir une meilleure compréhension du jeu et non un objectif en soi. Cela ne doit pas être ce qui doit être enseigné, en tant que tel. Je pense qu’il faut créer des contraintes de jeu qui nécessite de scanner beaucoup.

On sent que vous portez une attention particulière à la construction du collectif. Pour vous, comment les joueurs régulent-ils collectivement leurs comportements ?

Si la question vise à comprendre les processus de coordination menant à une performance collective, je verrais plusieurs étapes pour répondre à la question. D’abord, l’approche cognitiviste a son intérêt dans la construction de la coordination collective. Des études ont montré que plus les joueurs partagent des connaissances sur le jeu et sur leurs coéquipiers et meilleures sont les performances collectives. (Blickensderfer et al., 2010; Converse et al., 1993).

Il s’agit typiquement de représentations mentales, on parle même de modèles mentaux partagés. A titre d’exemple, quand un joueur explique « je sais que « x » a l’habitude de faire ce type de déplacement, du coup moi je…« , cela relève du domaine des connaissances. Finalement, les joueurs régulent leurs comportements sur la base de leurs connaissances préalables à l’action. La limite est que cela ne permet pas de répondre aux régulations qui se font dans l’action, en dehors du champ des représentations.

« En situation, les joueurs régulent leur comportement en fonction de ce qui fait sens pour eux »

Qu’en est-il de la coordination et de la régulation quand l’action est en train de se faire ?  C’est ce que j’ai essayé de faire dans ma première étude de thèse (Feigean et al., 2018). Cette étude visait à mieux comprendre la nature des ressources informationnelles qui soutiennent la régulation des joueurs lorsqu’ils contribuent au comportement collectif en temps réel (Figue 2). Les résultats ont montré que les joueurs régulent leur activité sur un continuum classant les ressources informationnelles de « focaliser » à « broad awareness » (difficile à traduire) et de locale à globale. Par exemple, une régulation locale concerne l’ajustement d’un comportement basé sur un adversaire unique alors qu’une régulation globale décrit un ajustement basé sur une perception globale de la situation, comme une vue d’avion, avec une perception des espaces, des densités ou des formes globales.

Finalement, en situation, les joueurs régulent leur comportement en fonction de de ce qui fait sens pour eux. Les résultats ont montré que très peu de fois, les joueurs régulent leur activité sur la base de leur connaissance, ce qui est un indicateur de plus pour montrer les limites de l’approche cognitive comme perspective de compréhension de l’activité humaine.   

Fig 2. Illustration des différents ressources informationnelles qui supportent l’activité du joueur, lorsqu’il contribue au comportement collectif (Feigean et al., 2018)

Pouvez-vous développer votre réflexion sur l’émergence des comportements collectifs ? 

Pour le coup, c’est vraiment le concept central de ma thèse et c’est l’une des caractéristiques les plus fascinantes et mystérieuses de notre univers. Bancs de poissons, termites, vagues mexicaines, foules et équipes de football illustrent le phénomène d’émergence. Il décrit de petites choses, formant de plus grandes choses, qui ont des propriétés différentes de la somme de leurs parties. C’est la complexité issue de la simplicité.

L’idée générale de ma thèse était de comprendre comment une variété de mode d’interaction entre les joueurs pouvaient faire évoluer le système dynamique qui est l’équipe. Il était important de caractériser les évolutions du système part des mesures objectives. Pour cela, on utilisait des métriques : stretch index, surface area, centre de gravité, etc… Ces métriques étudient le système sans juger de la performance de l’équipe, mais simplement de son état. Il y avait donc les paramètres d’ordre représentés par les métriques et les paramètres de contrôle représentés par les différents modes d’interaction.

« Bancs de poissons, termites, vagues mexicaines, foules et équipes de football illustrent le phénomène d’émergence »

Sur la base de la première étude, nous avons d’abord défini mathématiquement les modes d’interaction, (e.g., maintien de distance avec un partenaire, chercher un espace à faible densité etc…). Ensuite, nous avons codé un comportement football cohérent (modèle physique).

Enfin, en changeant les modes d’interaction, nous étudions l’état du « système équipe ». Définir les propriétés globales de l’équipe revient à rendre compte de l’émergence du comportement collectif.

Aujourd’hui, vos recherches ont-elles une influence concrète sur votre métier d’analyste de la performance ?

Oui, je le pense. Déjà le fait d’avoir conscience qu’il est possible de mesurer objectivement un comportement collectif m’a tout de suite orienté vers l’analyse des datas, quand je suis arrivé au club. Aujourd’hui c’est mon focus.

J’ai l’impression qu’historiquement, dans le sport de haut niveau, l’ensemble des décisions étaient prises par des techniciens sur la base de leurs connaissances, expériences, idées et croyances (i.e., practice-driven). Aujourd’hui, avec la volonté de toujours optimiser la performance, les décisions sont également alimentées par des concepts analytiques (data-driven) et par des théories scientifiques (science-driven). Dans ce sens-là je m’appuie beaucoup sur la science pour construire mes analyses.

Les préparateurs physiques influencent beaucoup l’orientation des entraînements. Il y a évidemment de l’empirisme derrière tout cela mais leur expertise est liée à l’avancée des connaissances scientifiques. Les recherches en « physical performance » sont très avancées, alors que les recherches en « tactical performance » le sont beaucoup moins, mais le chemin semble similaire (i.e., 10 ans de décalage).

Pour moi, nous sommes vraiment dans une ère de « l’analyse ». Au-delà même de la data et dans ce contexte, comprendre comment fonctionne la recherche, avoir accès aux publications scientifiques, connaître des chercheurs, est à mon avis un vrai atout dans le métier d’analyste de la performance. 

Finalement, je pense que mes recherches en tant que production de connaissances ne m’aident pas directement au quotidien, en revanche, le chemin que j’ai parcouru est un vrai plus. Je pense même qu’aller au-delà de la simple analyse tactique (ce qui est déjà très bien), passe par un bagage scientifique.

« Les systèmes dynamiques témoignent d’intelligence collective lorsque des propriétés nouvelles apparaissent dans le comportement groupal et que ces propriétés ne peuvent se réduire à la somme des propriétés individuelles »

Autrement, cela me sert dans les échanges avec les personnes intéressées, par exemple avec le directeur de l’académie. Nous avons des échanges sur l’apprentissage, les systèmes dynamique, l’analyse des réseaux sociaux (social network analysis) ou l’émergence de comportements collectifs, etc. D’ailleurs, je peux donner un exemple très concret du lien entre le terrain et la science. Je vais d’abord faire un point théorique rapide, mais nécessaire, pour ensuite faire le lien avec le football. 

En recherche, pour faire simple, un système dynamique est un ensemble d’éléments en interaction (Delignières, 2004). De ces interactions émerge le comportement collectif. Les systèmes dynamiques témoignent d’une intelligence collective lorsque des propriétés nouvelles apparaissent dans le comportement groupal et que ces propriétés ne peuvent se réduire à la somme des propriétés individuelles. Par exemple, dans une salle de spectacle la fréquence d’applaudissement est une propriété du groupe sur laquelle les individus eux-mêmes n’ont que très peu d’influence. Plus généralement il est commun de dire que le comportement collectif est plus que la juxtaposition des activités individuelles.

« Ce sont les paramètres de contrôle qu’il faut transmettre [aux joueurs], pas la coordination elle-même ».

Ensuite, il est possible de rendre compte du comportement du système à un niveau global, grâce aux paramètres d’ordre. Le paramètre d’ordre, via une mesure unique, vise à capturer le comportement, c’est-à-dire la coordination adoptée par le système. Par exemple, en capturant le seul centre gravité d’une équipe de football, je sais si elle avance ou recule sur le terrain. Plus intéressant encore, le système et les coordinations adoptées sont susceptibles d’évoluer en faisant évoluer des paramètres à l’intérieur système (i.e., la vitesse, distance, fréquence etc…). Ce sont les paramètres de contrôle. Autrement dit, un système adopte des coordinations caractérisables (par le paramètre d’ordre) et susceptible de changer en modifiant des paramètres.  

Comment cela se traduit-il sur le terrain ? Nous avons une équipe de football (le système), avec des joueurs en interaction (les éléments du système). Le comportement du système évolue et des coordinations typiques apparaissent, des triangles par exemple. Cette coordination peut être caractérisée par la mesure unique de la triangulation de Delaunay (paramètre d’ordre). De plus, la coordination « triangle » est régi par des paramètres de contrôle. Pour obtenir la coordination « triangle », il faut donc trouver les paramètres de contrôle qui permettent d’atteindre cette coordination et les faire respecter par un enseignement pédagogique. Ce que j’essaye de partager c’est que ce sont les paramètres de contrôle qu’il faut transmettre et pas la coordination elle-même.

Or très souvent vous entendrez des entraineurs dire aux joueurs : “Proposez des triangles”. Pour obtenir cette coordination, le paramètre de contrôle pourrait être le suivant : « Si à gauche et à droite, vous avez un joueur sur la même ligne que vous, c’est que vous n’êtes pas bien positionné ». C’est l’ajustement local du joueur qui va, de manière systématique, créer la coordination triangle. Ou alors à l’image de Guardiola, utiliser des règles d’interaction plus globale comme n’avoir que trois joueurs maximums sur les lignes verticales et deux joueurs maximum sur les lignes horizontales. Ici, c’est l’ajustement global du joueur qui va, de manière systématique, créer la coordination triangle. Dans l’exemple présent, la coordination triangle est quelque chose d’assez simple, mais pour des coordinations plus complexes, la définition de paramètres de contrôle est nécessaire. Ces paramètres de contrôle sont souvent des règles d’interaction.

« A l’échelle de l’entraîneur, transmettre la coordination, sans les paramètres de contrôle, reviendrait à entendre l’un des poissons dire : “ faites une boule tous ensemble et si un requin arrive, partez vite”. »

Autre exemple parlant, mais un peu éloigné du football.  Dans un banc de poissons, aucun des poissons n’a conscience du groupe dans lequel il évolue. C’est un comportement collectif, hyper complexe, cohérent et beau. Pour modéliser mathématiquement un banc de poisson il suffit de 3 règles d’interaction : je ne touche pas mon voisin, j’essaye d’être entouré et je vais à la même vitesse que mon voisin. Si on code ces 3 règles là sur un ordinateur, on à 100% de chance d’obtenir un banc de poisson. Donc, ce sont ces trois règles d’interaction très simples qui font qu’il y a un comportement collectif cohérent et que le système fonctionne. A l’échelle de l’entraîneur, transmettre la coordination, sans les paramètres de contrôle, reviendrait à entendre l’un des poissons dire : “ faites une boule tous ensemble et si un requin arrive, partez vite”. 

Ce sont les interactions locales qui font naître la coordination globale. La coordination n’est pas pilotée par un « ordinateur » central.

Je pense que oui…quoi que… il y a plusieurs théories. Il y a les modèles centralisés, avec le coach qui dit à tout le monde ce qu’il a à faire et définit les règles d’actions pour chaque joueur, qui sont souvent très locales. Les modèles centralisés sont calibrés pour fonctionner dans des conditions très précises, or le football est un environnement plutôt instable ou il est difficile pour le coach de déterminer une stratégie pour chaque situation

 Il y a des modèles distribués, avec des déplacements beaucoup plus libres, des directives interactionnelles simples, ou personne n’a le contrôle. Pour ces modèles, le groupe peut s’adapter beaucoup plus facilement à un environnement instable. L’interaction peut-être purement local : « tu suis ton voisin le plus proche » ou alors global, « maintien d’une structure 4-3-3 ». Je crois que les interactions locales permettent plus d’adaptabilité, car elles sont simples, mais les interactions peuvent être plus globales.

Quelles soient locales ou globales, les règles d’interaction sont essentielles pour créer de la cohérence et de l’efficacité collective. Par exemple, je pense que si Phil Foden jouait dans une autre équipe, il serait sûrement bien moins performant qu’il ne l’est à Manchester City. A City, il est “cadenassé” par les règles d’interaction au service du collectif et quand les conditions de l’environnement sont réunies, il a les pleins pouvoirs : prise de vitesse, 1 vs 1, etc.

Votre utilisation récurrente du terme « règle d’interaction » est assez intéressante, étant donné que l’on parle souvent de règles d’action…

Je suis arrivé dans un club professionnel après un doctorat où j’ai passé mon temps à essayer de conceptualiser et de comprendre… Le vocabulaire est un peu différent du terrain. Pour autant, comme je le disais auparavant, les règles d’action me font plus penser à un système centralisé ou le coach dirige, alors que les règles d’interaction me font plus penser à un système distribué où les joueurs s’adaptent à l’environnement proposé. Ces règles d’interaction définissent l’émergence d’un comportement collectif.  

Bien souvent, l’observation du jeu est centrée sur les individus et sur ce qu’ils sont capables de faire ou de produire individuellement (actions). Le lien entre les possibilités offertes par l’environnement (source d’informations) et la notion de sens (interprétation) est régulièrement absent de ces observations.

C’est une très bonne remarque. C’est vrai que l’observation est centrée sur l’action. On parle par fois d’intelligence de jeu, mais en fait ça veut tout et rien dire… 

Comment votre processus d’analyse est-il structuré ?

La première chose, c’est que je fais partie d’un staff et je dois répondre aux attentes du coach. Au plus haut niveau macro, j’essaye d’apporter des éléments sur l’évolution de l’activité football. C’est quelque chose qui se détache un peu de l’analyse des matchs, mais qui donne des pistes sur l’évolution du jeu. Je n’ai plus du tout la rigueur scientifique que j’avais dans le milieu universitaire, on est loin du modèle prédictif, c’est plus souvent descriptif. C’est assez problématique mais c’est déjà bien d’avoir conscience des biais que cela engendre. 

Par exemple, avec les données de passes (location_x ; location_y) j’ai pu réaliser une analyse sur les centres, afin de déterminer la meilleure zone pour centrer et marquer plus de buts. C’est un visuel très présent en ce moment, mais ça permet de se questionner sur ce que nous apporte réellement un centre en dehors de la surface, par rapport à un cut-back (centre en retrait) par exemple. Sans faire d’analyse statistique poussée, il y a rapidement une tendance qui se dégage sur la probabilité de marquer.

« Au plus haut niveau macro, j’essaye d’apporter des éléments sur l’évolution de l’activité football »

Avec plus de rigueur, il faudrait vérifier la normalisation des données entre autres, définir un test statistique paramétrique, comme une régression logistique, qui montrerait la probabilité de marquer ou non. Autant je pense que les « sports scientists » qui travaillent sur les données athlétiques se rapproche de cette rigueur scientifique, autant dans l’analyse du jeu nous sommes à des années lumières.

Personnellement j’essaye de me rapprocher de cette rigueur. Par exemple, je travaille actuellement sur le pressing et dans une étude, des chercheurs ont comparé différents types de pressing, le “high-press” et le “deep defending”(Low et al., 2021). Sans rentrer dans la méthodologie de l’étude, les chercheurs ont montré une dialectique entre presser haut pour récupérer la balle et rester bas pour être compacte. Je ne rentre pas dans le résultat de l’étude, mais j’essaie de tendre vers cette rigueur. Aujourd’hui on est loin.

Ensuite, il y a la partie analyse des adversaires, pour laquelle je commence directement par traiter des données. Encore une fois, je reste à un niveau très descriptif, donc un peu loin d’une vérité scientifique, mais acceptable pour avoir des connaissances sur eux. Ici, mon objectif est d’obtenir rapidement des patterns, afin de gagner du temps quand je vais les regarder à la vidéo. Ça me permet de mettre le focus sur ce que je ne peux pas voir dans les datas et surtout d’éviter pleins de biais cognitifs. Par exemple, je vais regarder les patterns du jeu au pied du gardien (Figure 3) et les joueurs cibles. Ensuite, j’essaye d’associer des vidéos en lien avec les datas.

Fig 3. Observation du jeu du gardien

Je regarde aussi le chemin de passe pour arriver à une situation de tir pour les adversaires (Figure 4).

Fig. 4 chemin de passe et de balle au pied qui amène à un tir chez les adversaires.

Ensuite, il y a la phase d’analyse de nos performances. J’utilise aussi des données que nous fournit un data provider. Récemment, j’ai beaucoup travaillé sur le développement d’un framework pour structurer la data dans le club. Trois parties sont essentielles, le data management (organisation des données dans la structure), le data modeling (création de modèles pour analyser les performances collectives et individuelles) et le system of information (partage de la connaissance au sein de l’entité). Beaucoup de chemin reste à accomplir, mais j’ai une vision assez claire sur le sujet.

Les données d’évènements sont structurées dans une API, qui nous permet de travailler rapidement sur les données sans avoir à télécharger les dataframes. Nous avons développé des scripts en Python, afin de pouvoir générer automatiquement, après chaque match, des rapports sur la performance. En général, nous observons trois visuels sur l’efficacité offensive, la construction du jeu et l’efficacité défensive. Je ne rentrerais pas plus dans le détail des modèles, mais c’est une partie importante de l’analyse. A côté de cela il y a un travail sur la vidéo qui est assez classique.

Désormais, l’important pour moi est de réfléchir et structurer les différents niveaux d’analyse. Ces niveaux d’analyse iront de la performance globale à l’évaluation des principes de jeu du coach, jusqu’à l’analyse contextualisée (l’équipe adoptera un comportement différent face à une équipe qui joue en bloc bas et face à une équipe qui vient nous presser). 

Avec la vidéo, nous arrivons assez bien à caractériser les principes de jeu d’une équipe, mais avec les données, cela se complique sérieusement. La contextualisation de l’analyse est un gros chantier à mener sur plusieurs années et qui permettra de définir le contexte de chaque possession, face à un bloc haut, un bloc médian ou un bloc bas avec une formation x,y ou z, au début ou la fin d’un match, en étant mené ou en menant au score… Bref on voit tout de suite que l’arborescence est grande et que c’est un travail titanesque. Paul Bradley (Liverpool John Moores University) a commencé ce travail (Bradley, 2020). L’idée est de définir mathématiquement chaque principe de jeu et d’y associer la contextualisation.

Définir mathématiquement des principes de jeu est plus ou moins facile. Par exemple, si l’un de nos principes est de défendre en avançant, je chercherai dans les données d’événements, toutes les pertes de balle. Ensuite, j’utiliserai les données de position, que nous n’avons pas forcément, mais que je récupère en transformant les données GPS en données de position, via un développement spécifique. Puis je vais regarder le centre de gravité de notre équipe.

Pour faire très simple, je vais donc avoir un graphique avec toutes les pertes de balle et une courbe avec le centre de gravité de l’équipe au cours du match.  Si la courbe monte, c’est que l’équipe a avancé à la perte de balle et si la courbe descend, c’est que l’équipe a reculé à la perte. Là, évidemment, si on ne sait pas ce que c’est que le centre de gravité d’une équipe, on est assez vite limité dans les idées. Mais honnêtement avec la quantité de données qui nous attend, only the sky will be the limit. C’est d’ailleurs là où ma thèse me sert le plus sur le plan du contenu. Finalement tout cela à un double objectif : évaluer objectivement le collectif, les individualités et voir si ces principes amènent vraiment à la performance, lorsqu’ils sont correctement adoptés.

Une étape intermédiaire sera cruciale pour mener à bien ce projet : la définition de Key Performance Indicator (K.P.I). Prenons l’exemple de la compacité du bloc, qu’il est possible de mesurer en utilisant la « surface area ». A la perte du ballon, le coach souhaite que l’équipe soit très compacte, mais en réalité, que veut dire « être très compact » ? Est-ce que cela correspond à 400m2, 500m2, 600m2 ou plus ? C’est quelque chose que je ne sais pas encore et c’est le temps qui me le dira. En créant des bases de données, il sera possible de faire des analyses dans un futur proche.

Il y a donc un double enjeu. Le premier, c’est d’évaluer, mais il faudra du temps pour comprendre si nous sommes dans le vrai  ou pas. Avoir un chiffre, c’est beau, encore faut-il savoir à quoi il correspond. Le second, c’est de pouvoir ajuster les contenus d’entraînement. Par ailleurs, il y a des dynamiques d’entraîneur qui m’échappent un peu mais, le processus idéal devrait comporter le match, l’analyse, les contenus d’entraînement et à  nouveau le match. Ce triptyque devrait s’enchaîner de manière assez itérative et je crois que l’on ne peut plus se passer de la partie mesure et analyse. 

Est-ce que votre analyse du match a un impact sur le microcycle suivant ?

Actuellement je pense que le lien direct entre l’analyse et l’orientation des contenus d’entraînement n’est pas bien défini. Par contre l’analyse amène à des observations très descriptives, ce qui amène à des réflexions et donc à des possibilités de prise de décision variée. On a tendance à considérer l’analyse comme une aide à la prise de décision mais c’est aussi un formidable outils pour l’aide à la réflexion. Globalement j’ai très peu d’impact sur la structure de la semaine.

Étant donné que, seul, l’être humain a une tendance naturelle à interpréter les choses d’une manière qui vient confirmer ce qu’il pense, est-ce qu’avec les données, vous arrivez à vous prémunir contre des biais cognitifs comme le biais de confirmation et le biais rétrospectif par exemple ?

C’est effectivement une question importante. Les biais cognitifs sont des jugements prématurés qui sont souvent erronés dû à une surestimation de notre capacité à prendre la bonne décision. Et plus intéressant encore l’expertise ne protège pas de ces biais. C’est difficile à considérer mais je conseille le livre Système 1/ Système 2, les deux vitesses de la pensée de Daniel Kahneman (prix Nobel d’économie 2002) pour bien comprendre les concepts sous-jacents.

Les biais cognitifs sont nombreux et effectivement le biais de confirmation illustre la tendance à voir les éléments qui confirment notre hypothèse de base. Par exemple, si vous trouvez un joueur brillant vous allez avoir tendance à vous rappeler des actions où il est effectivement brillant. Il y a aussi les biais de réciprocité, de conformité, de regroupement ou rétrospectif, entres autres. Je ne vais pas rentrer dans le détail de chaque biais cognitif, mais Influence et Manipulation de Robert Cialdini est un livre qui est très bien argumenté et illustré sur le sujet.

Pour revenir à la question, je pense qu’il est difficile de se prémunir de ces biais cognitifs. Personnellement, j’essaye de ne pas parler trop vite et d’avoir un discours le plus structuré et argumenté possible. Ensuite selon moi, une solution peut être d’argumenté de manière objective, avec des données. Les données sont assez factuelles et elles éliminent le jugement subjectif, souvent inévitable, mais qui conduit à des discussions de bistrot. Cependant la data à d’autres biais, comme le biais de capture, de traitement ou de visualisation.

Les biais sociaux sont tous aussi passionnants. La psychologie sociale étudie des concepts qui montrent le fonctionnement cognitif de l’être humain dans un groupe et c’est particulièrement intéressant pour comprendre les comportements d’une équipe. Pleins de concepts passionnants ont été développé en psychologie sociale, le conformisme, la normalisation, stéréotype, facilitation sociale etc… L’épisode des joueurs de l’équipe de France qui ne descendent pas du bus est clairement lié à de l’influence sociale et probablement que l’ensemble des individus présents dans ce bus sont tous géniaux.

Certaines séances sont aujourd’hui complètement conçues par des préparateurs physiques, est-ce que vous aussi, vous jouez un rôle sur la conception des séances ?

Non. Pour être tout à fait honnête, je n’ai pas les compétences pour cela. Mais si je devais apporter des contributions sur les questions d’entraînement, je me verrais plus comme une personne ressources, sur des questionnements scientifiques.

Comment construire de l’intelligence collective ? C’est un exemple parmi tant d’autres… Pour moi cette contribution scientifique est essentielle car la science et les données viennent apporter des informations complémentaires et orienter les prises de décision. Dans ce rôle-là, je pourrais être consulté pour adapter les contenus d’entraînement tout comme le « sport scientist » est consulté pour la gestion de la charge.

Est-ce qu’à terme, c’est un aspect qui vous intéresserait et y voyez vous une suite logique à votre travail ?

 Oui, d’autant qu’avant ma thèse j’étais professeur d’EPS. J’étais très impliqué dans les problématiques d’apprentissage, de pédagogie : Comment favoriser l’apprentissage ? le rôle de la répétition ? connaissance du résultat (concept – psychologie de l’apprentissage) ? feedback ? contraintes de l’environnement ? Cela m’intéresse, mais je pense qu’il faut être lucide sur ses propres compétences. Je pense qu’un très bon analyste du jeu qui a des diplômes d’entraineur pourrait très bien proposer du contenu d’entrainement football. Moi je ne peux pas, même si je connais très bien la didactique (concevoir pour faire-apprendre), la pédagogie (animer pour faire apprendre).

Aujourd’hui, mon attention première est clairement de répondre aux besoins du staff. Ceci dit, j’ai actuellement trois focus de développement personnel. D’abord avoir le plus gros bagage scientifique sur le football, autour de la prise de décision, des jeux réduits, de l’analyse des réseaux sociaux, l’étude des comportements spatio-temporels, plus quelques idées liées à  l’identification et au développement du talent.

Ensuite, je mets le focus sur les aspects « sport analytics », avec le traitement de données, KPI, des métriques, de la modélisation, etc… J’ai un intérêt particulier pour la compréhension du jeu autour des notions, d’espaces, de densité, de géométrie, de manière plus générale de comportements spatiotemporel en football : créer des zones de supériorité, créer des espaces et créer des zones d’accélération

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