La coordination collective est un processus d'auto-organisation

Adjoint d’André Villas-Boas durant plusieurs saisons, docteur en Sciences du sport, Pedro Silva est le directeur de la performance du FC Porto. 

S’inscrivant dans l’approche dynamique écologique (Ecological Dynamics) où la coordination collective est interprétée comme un phénomène émergeant via l’interaction des contraintes tâche-environnement-individu, nous avons essayé de comprendre comment ce cadre théorique influence sa pratique et celle d’un staff de haut-niveau, au quotidien.

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Pouvez-vous décrire un peu votre parcours ?

En réalité, cela fait un long moment que je suis étudiant en football. J’ai d’abord réalisé une licence en sciences du sport à l’Université de Trás-os-Montes e Alto Douro (UTAD) et ensuite, un Master dédié à l’entrainement de haut-niveau, à l’Université de Lisbonne. J’ai conclu ce master par un mémoire dédié à l’analyse du jeu, en étudiant les équipes qui évoluaient en Superliga portugaise. En parallèle, j’ai encadré des équipes de jeunes dans différentes académies comme le Vitoria Guimarães et le Boavista.

C’est à cette époque que j’ai commencé à me poser des questions sur la façon dont les joueurs de football prennent des décisions pendant un match. Ces questions me sont venues à l’esprit, parce que je voulais comprendre comment les joueurs pouvaient apprendre à faire les choses que je voulais qu’ils réalisent en match. Quelle était la meilleure façon de procéder ? Quelles étaient les meilleures méthodes ? Comment devais-je élaborer mes situations d’apprentissage, afin d’optimiser le transfert des comportements collectifs, vers le match ? Après réflexion, j’ai décidé d’en faire le sujet de ma thèse, car j’avais ces questions dans la tête, mais aucune réponse…

J’ai donc rejoint l’Université de Porto, où j’ai rencontré Júlio Garganta, qui est un professeur fantastique, un grand théoricien. Il avait beaucoup d’idées pour mon doctorat et nous avons fini par créer un plan d’étude qui a impliqué Keith (Davids) et Duarte (Araújo), où tout était question de prise de décision et d’évaluer comment un cadre théorique comme la « dynamique écologique », pouvait expliquer la façon dont les équipes et les joueurs se coordonnent pendant un match de football. Mon parcours universitaire s’est donc terminé par ce doctorat, durant lequel, j’ai aussi donné des cours à l’université de Porto.

« Ma grille d’analyse de la performance se situe toujours au niveau de la relation entre l’individu, l’environnement et la tâche. Ces dimensions et ces relations sont toujours présentes »

Un jour, une invitation à rejoindre André Villas-Boas au Zénith Saint-Pétersbourg m’est arrivée par l’intermédiaire de l’un de ses adjoints, José Mario Rocha, qui est le préparateur physique principal du staff. L’objectif pour eux, était d’incorporer plus de technologie dans leurs séances d’entraînement, plus de connaissances scientifiques.

Confronter la connaissance expérientielle, qu’ils avaient accumulé et la connaissance empirique que je pouvais apporter, pour avoir une démarche plus factuelle (un peu plus basée sur les faits). Pas seulement sur les questions de prise de décision, mais surtout sur la quantification de la charge, la gestion de la fatigue, la gestion des retours de blessures.

Quel que soit le rôle que j’occupe dans le football, tout ce que je fais est organisé par les grands principes de l’approche dynamique écologique. Depuis, que j’ai découvert ce cadre théorique, ma grille d’analyse de la performance s’articule autour de la relation entre l’individu, l’environnement et la tâche. Ces dimensions et ces relations sont toujours présentes.

Dans votre thèse, vous avez utilisé les idées de l’approche   dynamique écologique pour essayer de comprendre comment les comportements tactiques collectifs, émergent en football. Ces idées influencent-elles votre fonction actuelle de préparateur physique ?

Le fait est que, lorsque nous évoquons la préparation physique, peut-être que pour beaucoup, cela se limite à la préparation du joueur indépendamment et hors de son environnement de performance. Or, quand je pense à la préparation physique, je pense aux contraintes individuelles du joueur, mais aussi à l’environnement qui contraint cet organisme vivant. En d’autres termes, si je peux changer quelque chose dans la relation qui existe entre le joueur et l’environnement dans lequel il évolue, alors il est possible de modifier la façon dont il jouera et la façon dont il prendra des décisions.

« Ma vision de la préparation physique, c’est de concevoir des situations qui doivent optimiser la condition physique du joueur, mais dans le contexte du jeu »

En quoi cela influence mon approche de la préparation physique ? Essentiellement dans la façon dont je créer des situations d’apprentissage. Tout est beaucoup plus fonctionnel et beaucoup plus spécifique au football, car ma vision de la préparation physique, c’est de concevoir des situations qui doivent optimiser la condition physique du joueur, mais dans le contexte du jeu. Mon objectif, c’est d’avoir le transfert le plus important possible de l’entrainement vers le jeu.

Prenons un exemple : lorsque vous travaillez avec un attaquant, quelle démarche adoptez-vous pour concevoir une situation ? Quels genres de contraintes utilisez-vous pour retrouver cette spécificité « football » ?

La première chose à faire, c’est d’examiner les tendances individuelles de ce joueur, identifier s’il est habile dans la surface de réparation, s’il est bon dans le duel aérien ou si sa principale caractéristique c’est d’être rapide et de recevoir le ballon dans le dos des défenseurs. Je vais me demander : « quelles sont les caractéristiques principales de ce joueur, dans l’environnement de compétition (le match) ? », « Quelles sont les principales actions qui font de lui un attaquant dangereux ou quels sont les contextes dans lesquelles il peut faire la différence et créer des déséquilibres dans le jeu ? »

En fait, c’est beaucoup d’analyse sur la façon dont le joueur se comporte dans le jeu. Mais dans le football moderne, les choses que vous voulez optimiser sont assez semblables, pour la plupart des joueurs qui évoluent dans la même zone. Donc, la plupart des attaquants réaliseront le même type d’actions, les mêmes tâches. À l’exception d’une ou deux choses qui peuvent être différentes d’un joueur à l’autre.

« Nous utilisons toujours les informations contextuelles de l’environnement de compétition (le match), pour concevoir nos situations d’apprentissage »

Alors pour un attaquant, que puis-je utiliser pour développer sa capacité à accélérer ? Je peux utiliser des traineaux de puissance ou des résistances élastiques, associés à un mouvement spécifique vers le but, par exemple. Je positionne le joueur dans une zone depuis laquelle il doit accélérer pour entrer dans la surface ou apparaître dans une autre zone dans laquelle l’entraîneur souhaite le voir arriver.

Je conçois donc mes situations en utilisant ces informations contextuelles qui sont présentes dans le jeu et que le joueur va utiliser pour décider. En même temps, il devra répéter ces actions à plusieurs reprises avec des résistances diverses, avec ou sans opposition, voilà comment je travaille.

Autre exemple, je ne travaillerai pas de la même manière avec un milieu défensif et un milieu offensif car les tâches qu’ils doivent réaliser sont différentes. Pour travailler spécifiquement avec lui, nous pourrions concevoir des situations où il doit presser des zones spécifiques ou utiliser des mannequins pour représenter un adversaire spécifique (le prochain par exemple). Les mannequins seraient positionnés dans des zones où ces adversaires sont censés apparaitre et le joueur devra les presser.

Ensuite il peut effectuer une série d’exercices physiques comme des sauts, des accélérations avec une résistance élastique, bloquer un Swiss ball avec son épaule, etc. Voilà le genre de choses que nous faisons, nous utilisons toujours les informations contextuelles de l’environnement de compétition (le match), pour concevoir nos situations d’apprentissage.

Quelle est l’influence de votre futur adversaire sur la conception de vos séances ? Si votre prochain adversaire possède une bonne charnière centrale (à l’aise dans le jeu aérien, capable de couvrir l’espace dans leur dos, etc.), par exemple, comment allez-vous inclure ces informations dans vos situations à l’entrainement ?

La plupart des situations que nous concevons sont essentiellement basées sur ce que souhaite l’entraîneur pour l’équipe, plutôt que sur la façon dont l’adversaire joue. Notre intention, c’est de toujours construire notre propre jeu et de l’imposer à l’autre équipe. Aussi, nos déplacements essentiels comme, le pressing, les accélérations ou les sprints sont toujours spécifiques à une zone ou à un joueur et c’est sur ces éléments que nous nous appuyons pour concevoir nos situations.

Donc, tout est toujours fait en fonction de votre modèle de jeu et de la façon dont vous voulez jouer, peu importe l’équipe que vous affrontez.

La référence, c’est toujours le modèle de jeu de l’entraîneur et la façon dont il veut que l’équipe évolue.

L’un de vos papiers de recherche les plus intéressants, traite de la différence entre deux concepts : « les connaissances partagées » et les « affordances partagées », comme source de la coordination collective. C’est une différence qui peut être difficile à expliquer, mais peut-on faire le parallèle avec les notions de « connaissance à propos de l’environnement » et « connaissance de l’environnement » développées par James J. Gibson ?

Au sujet des connaissances « à propos de », je pense que vous faites référence à ce que les joueurs connaissent de l’environnement de compétition. Une connaissance que nous développons au travers du système de communication que nous avons créé pour communiquer nos idées aux joueurs, via l’analyse vidéo, des schémas, etc., c’est ce que nous appelons des « manipulations hors-terrain ». Nous manipulons leurs relations avec l’environnement, hors du terrain.

Ce type de manipulations permet aux joueurs d’utiliser un filtre, une matrice, qui va leur permettre d’orienter leur perception, vers des sources d’information pertinentes. Mais attention, ce n’est pas suffisant, car vous devez ensuite aller dans l’environnement lui-même.

Les connaissances « de l’environnement » sont, en fait, plus axées sur la relation qu’a l’individu avec l’environnement, ce qui signifie que, lorsqu’il est immergé dans l’environnement de compétition, comment perçoit-il les bonnes affordances (opportunités d’action) ? Des affordances que vous avez essayé de modeler avec le joueur et sur lesquelles il va devoir agir.

C’est donc un processus de perception et d’action, en d’autres termes, ce que vous faites avec la manipulation hors-terrain, c’est transmettre à l’individu, des connaissances sur le jeu, qu’il devra utiliser dans le jeu. Vous devez donc recréer des situations représentatives de l’environnement de compétition, afin qu’il puisse percevoir les affordances que vous souhaitez qu’il perçoive et qu’il puisse agir de la manière dont vous voulez qu’il agisse sur elles.

« La manipulation hors-terrain, c’est transmettre à l’individu, des connaissances sur le jeu, qu’il devra utiliser dans le jeu »

Par exemple, si je suis un milieu de terrain et que je vois un attaquant qui est libre, je peux décider de lui mettre le ballon dans les pieds ou dans l’espace dans le dos de la dernière ligne adverse. Qu’est-ce qui va contraindre ma décision ? Ce sera peut-être ce que l’entraîneur m’a dit avant le match : « contre cet adversaire, étant donné que les défenseurs sont lents, mettez le ballon dans l’espace et non dans les pieds » ou alors « l’adversaire presse très haut et laisse beaucoup d’espace dans son dos, alors on va jouer dans leur dos ».

Comment les joueurs ont-ils intégré ces connaissances ? Ils les ont intégrées parce que vous les leur avez transmises au préalable, vous avez donc déjà influencé leurs idées et leur conception de ce match.

Ensuite, vous devez créer des situations d’apprentissage représentatives, ce qui signifie qu’elles doivent contenir les sources d’informations, les affordances, qui seront présentes durant le match, afin que les joueurs les perçoivent et agissent en conséquence. Et c’est tout. Le concept de base, c’est d’avoir une combinaison de manipulation hors-terrain et de manipulation sur le terrain.

C’est une terminologie très intéressante et qui est utilisée par Pedro Passos, qui a écrit un certain nombre de choses sur le rugby. La manipulation hors-terrain vous permet de manipuler la connaissance qu’ont les joueurs, à propos de l’environnement et la manipulation sur le terrain, où vous manipulez essentiellement les affordances qui sont perçues par les joueurs, dans ce contexte spécifique.

Donc, ce sont deux concepts qui fonctionnent ensemble, finalement ?

Pas nécessairement, les « connaissances partagées » sont différentes des connaissances « à propos » de l’environnement. De nombreux collègues soutiennent l’idée que la coordination d’une équipe n’est pas due à un processus d’auto-organisation, selon eux, ce que chaque joueur sait sur le jeu et sur le rôle des autres joueurs, est suffisant pour qu’ils se coordonnent sur le terrain. Pour nous, c’est impossible. C’est impossible !

Pourquoi ? Parce que c’est un raisonnement qui est basé sur la théorie du schéma, l’ancien paradigme selon lequel vous avez des programmes dans votre tête, que vous pouvez activer lorsque vous percevez un stimulus spécifique et qui déclenche ces programmes. Pourquoi est-ce impossible pour nous ? Parce que, si vous considérez que le football est un système dynamique où la coordination de l’équipe est obtenue par l’auto-organisation et les bifurcations/transitions de phase, alors vous ne pouvez pas être un individu passif. Cela signifie que vous ne pouvez pas attendre que les choses se passent, pour que vous réagissiez. Non, vous agissez aussi sur des choses qui ne se sont pas encore produites, mais sur lesquelles vous voulez agir. C’est ce que nous appelons le contrôle prospectif de l’action.

« De nombreux collègues soutiennent l’idée que la coordination d’une équipe n’est pas due à un processus d’auto-organisation. Pour nous, c’est quelque chose d’impossible »

En fait, vous agissez sur l’environnement pour que les opportunités d’action que vous voulez voir apparaitre, apparaissent. Exemple : si je réalise une course vers une zone, c’est parce que je dois créer une ligne de passe entre moi et mon partenaire. Cette ligne de passe n’existe pas encore, mais je sais que si je vais dans cette zone, je créerai cette opportunité d’action.

C’est donc un contrôle prospectif de l’action, ce concept est important, parce que des processus d’autorégulation se produisent régulièrement, sur la base de ce contrôle prospectif de l’action et cela va également modeler les propriétés d’auto-organisation du système « football ». Si vous êtes juste là, que vous attendez que quelque chose se passe, afin que cela déclenche quelque chose qui est dans votre tête, qui vous permettra ensuite d’agir, cela ne sera jamais possible…

Que voyez-vous, lorsque vous observez des experts, indépendamment du sport pratiqué ? Quelles sont les caractéristiques de joueurs experts, comme Cristiano ou Messi, ces garçons très, très talentueux ? On dirait que tout ce qu’ils font est toujours bon. Les choses vont toujours dans leur sens, elles vont toujours bien pour eux. Pourquoi ?

Eh bien, parce qu’ils sont très bons pour contrôler l’action de manière prospective. Ils savent que s’ils font quelque chose à un moment précis, il se passera quelque chose de positif plus tard qui leur permettra d’être, eux-mêmes, dans les meilleures conditions pour réussir. C’est quelque chose de très important.

« A l’inverse des théories cognitivistes, nous pensons qu’il ne suffit pas de comprendre le jeu pour être capable de tout faire à l’intérieur du jeu »

Mais c’est impossible lorsque vous faites référence à des théories cognitivistes, qui défendent le fait que vous avez des programmes dans votre tête et qu’il suffit de comprendre le jeu pour être capable de tout faire à l’intérieur du jeu. Pour nous, ce n’est pas comme ça que cela fonctionne et il y a déjà de nombreuses études qui montrent que vous devez vous déplacer pour percevoir. Vous devez renouveler vos possibilités d’action au fur et à mesure que vous vous déplacez. En vous déplaçant, de nouvelles choses apparaîtront et d’autres disparaîtront.

Il y a donc un flux constant, au fur et à mesure que vous vous déplacez. Le mouvement est important pour vous permettre de prendre des décisions, vous ne pouvez pas simplement être là à attendre que les choses se passent. Vous ne courez pas parce qu’un programme qui est dans votre tête vous demande de courir, non, vous courez pour explorer l’environnement. Vous courez pour chercher des possibilités d’action, pour vous-même et pour vos coéquipiers et c’est une caractéristique essentielle, lorsque l’on considère le football comme un système dynamique.

C’est donc très différent des « affordances partagées ». Au lieu de dire qu’il y a une connaissance qui est partagée par plusieurs membres d’une équipe : « Je sais ce qu’il doit faire, il sait ce que je dois faire, je sais ce qu’il peut faire et ce qu’il ne peut pas faire », ce qui fait beaucoup de choses à avoir en tête et à traiter en temps réel, nous considérons qu’il faut partir d’un objectif et que par le biais de la manipulation hors-terrain, nous allons définir quelles sont les principaux éléments dont nous avons besoin pour atteindre cet objectif. Autant d’éléments qui contraignent beaucoup notre perception.

« Vous ne courez pas parce qu’un programme qui est dans votre tête vous dit de courir. Non, vous courez pour explorer l’environnement »

Par exemple, si je dis à un joueur, en prévision d’un match : « tu dois systématiquement essayer de jouer long « eh bien, toutes les passes courtes, à ses coéquipiers les plus proches, vont automatiquement disparaître. Pourquoi ? Parce qu’il se concentrera sur le jeu long et plus du tout sur le reste.

C’est un avantage que vous donnez à vos joueurs. C’est différent que de dire : « allez sur le terrain et jouez », puis les joueurs arrivent au match, ils regardent tout en même temps et toutes les informations leur semblent importantes…, Ils  ne peuvent donc pas prendre de décision.

Mais pour nous, ce n’est pas comme cela que les choses fonctionnent. Quand je dis « nous », je parle de ceux qui ont adopté les principes de l’approche « dynamique écologique ». Pour nous, les joueurs partagent des possibilités d’action. Si j’ai le ballon, je partage de nombreuses possibilités d’action avec mes partenaires. Je peux transmettre le ballon à lui, à lui et à lui, je peux lui donner le ballon dans les pieds ou dans l’espace. Je peux jouer en arrière, vers l’avant, tout dépend de ce que l’entraîneur veut que nous fassions. Mes partenaires influencent (modèlent) aussi mes possibilités d’action, par exemple, si j’ai le ballon et qu’un des excentrés effectue un sprint, il me dit : « tu peux me mettre le ballon, je te donne la possibilité de me transmettre le ballon ». Ce sont autant, d’affordances, que nous percevons tous, qui sont partagées entre nous et qui sont à la base de la coordination de l’équipe.

La connaissance que vous avez du jeu n’est pas la base de la coordination de l’équipe, mais c’est un élément important. Pourquoi ? Parce que cette connaissance, les souvenirs que j’ai dans la tête, mes émotions, mes sentiments, toutes ces constructions mentales sont des contraintes individuelles. Ce ne sont pas des programmes que nous utilisons pour décider, ce sont des contraintes individuelles qui influenceront, finalement, le type d’affordance que je percevrai pendant le jeu. Dans le jeu, ce sont les éléments que je perçois et la façon dont j’agis sur ces possibilités d’actions qui forment la base de ma coordination (intra-individuelle) et de la coordination avec le reste de l’équipe (inter-individuelle).

C’est pourquoi, à l’entraînement, il faut retrouver ces deux aspects, Il faut transmettre aux joueurs des connaissances sur certains aspects, en dehors du terrain. Ils doivent savoir comment nous voulons qu’ils jouent, quel est notre style d’attaque, si nous pressons haut ou pas, si nous jouons court, si nous commençons à construire à partir du gardien de but ou si le gardien de but joue long. Vous devez leur transmettre cela.

Mais ce n’est qu’une partie du processus, car il faut ensuite les entraîner et lors des séances, vous devez créer des situations représentatives du match, pour que vos joueurs puissent prendre des décisions et qu’ils puissent utiliser les éléments indiqués. C’est ainsi que vous renouvelez la coordination de votre équipe et cela se construit semaine après semaine, match après match, au fil du temps, c’est un processus.

Est-ce que le rôle de l’entraîneur et de son staff est de définir ces affordances et d’orienter les joueurs dans ce qu’ils doivent percevoir dans l’environnement ?

Oui et comment faites-vous cela ? De deux manières. Tout d’abord, expliquer, parler, comprendre et ensuite, créer les situations où ces informations apparaîtront souvent. Je vais prendre un exemple du jeu : jouer long depuis la ligne défensive jusqu’aux attaquants.

Si un entraîneur dit à ses joueurs « nous pouvons jouer long contre le prochain adversaire, parce qu’ils pressent très haut, qu’ils sont très mauvais dans la gestion du hors-jeu et nous pouvons les surprendre de cette manière » et qu’à l’entraînement les joueurs n’évoluent que dans des espaces réduits, il n’y aura pas de possibilités d’action pour jouer long.

Les deux choses doivent donc s’accorder, votre discours et la conceptualisation de vos situations doivent correspondre, si vous voulez que les joueurs comprennent que jouer long est une des options pour surprendre l’adversaire durant le prochain match, alors ils doivent percevoir ces possibilités d’actions (jouer long) lors de l’entrainement. Si ces possibilités ne sont pas présentes, alors les joueurs ne les utiliseront pas et c’est bien la combinaison de ces deux éléments qui est la clé du processus d’entrainement. De nombreux entraîneurs le font déjà depuis de nombreuses années, notamment les très bons entraîneurs.

« Les choses que vous dites et la façon dont vous construisez vos situations doivent correspondre »

Si vous parlez simplement aux joueurs et que vous leur dites « comment voulons-nous jouer ? Nous jouons comme ceci, nous jouons comme cela » et que vous allez ensuite à l’entraînement et que vous jouez tout le temps à onze contre onze, alors toutes les actions de jeu possibles seront présentes. Combien de fois le joueur aura-t-il l’occasion de s’engager dans le jeu de la façon dont vous voulez qu’il le fasse ? Pas beaucoup. Vous devez donc les créer dans vos situations et parfois, vous devez supprimer certaines informations qui se trouvent dans le jeu, afin qu’ils puissent adapter leur perception aux affordances que vous voulez qu’ils perçoivent et utilisent.

Il y a une chose qui est très difficile pour les entraîneurs et nous l’avions évoquée avec Keith Davids, c’est de choisir le cadre théorique qui viendrait « informer » leur pratique. Aujourd’hui, lorsqu’on s’intéresse à l’acquisition de compétences ou à la périodisation, il y a beaucoup de cadres théoriques et pratiques. Comment les idées de la dynamique écologique vous influencent-elles sur ces aspects ?

Eh bien, ce que je peux dire c’est que les entraîneurs, indépendamment de la méthodologie utilisée, finissent tous par l’adapter à leur style de leadership et à leur style de coaching. Bien sûr, comme nous venons de Porto, nous utilisons beaucoup d’idées issues de la périodisation tactique, surtout dans la façon dont la semaine est planifiée. En termes de répartition de la charge et du type d’efforts que nous faisons chaque jour, mais je ne peux pas dire que ce soit de la pure périodisation tactique, parce que le coach a ses propres idées. Une des choses dont j’ai déjà discuté avec certains collègues, c’est qu’il y a un certain nombre de méthodologies d’entraînement pour développer la force, l’endurance ou les qualités physiques, mais il n’y a pas encore de méthodologie, universellement acceptée et utilisée pour organiser les éléments liés à l’aspect cognitif, à la prise de décision ou à la tactique.

La tactique, telle que je la définis dans ma thèse, c’est la coordination entre les individus. Une coordination qui est contrainte par une idée de jeu, par la manière dont nous voulons jouer, ce que nous appelons, au Portugal, le modèle de jeu. Mais je n’ai pas encore vu beaucoup de gens parler de « comment les joueurs décident et comment ils apprennent ?», « comment apprennent-ils à décider ? », « comment les exercices doivent être construits afin qu’ils puissent développer le transfert des comportements collectifs de l’entrainement vers le match ? ». Aujourd’hui, on voit encore beaucoup d’exercices, même dans les plus grandes équipes, avec des joueurs qui font des « chorégraphies de passes », du type : « je passe le ballon là, je vais là, tu passes derrière moi, je passe par là… », sans opposition.

Cela ne peut pas être l’essence d’une activité perceptivo décisionnelle comme le football, mais attention, je  ne dis pas que ces exercices ne sont pas pertinents. Ils peuvent être utilisés et utiles pour certaines choses, mais il est évident qu’ils ne sont pas le meilleur moyen d’améliorer votre prise de décision. Donc, ce que vous devez vous demander, c’est : « combien de ces exercices dois-je utiliser ? », « pendant combien de temps ? » et « quand dois-je les changer ? » Tout n’est qu’une question de connaitre votre capacité à analyser l’équipe et à comprendre ce qu’elle doit faire pour s’améliorer.

« Il n’y a pas encore de méthodologie, universellement acceptée et utilisée pour façonner les choses liées à l’aspect cognitif, à la prise de décision ou à la tactique »

Ce que je constate aujourd’hui, c’est que dans les livres, les formations d’entraineurs ou parmi les techniciens, personne ou presque n’en parle. Très peu de gens discutent de la façon dont la prise de décision peut s’entrainer. Existent-t-ils des cadres théoriques qui expliquent cela ? Si oui, pourquoi ces cadres ne sont-ils pas introduits dans la formation des entraineurs, parce que c’est une donnée déterminante dans les sports collectifs, comme le football, le basketball… C’est tellement important, mais il est assez étonnant de constater que ce sujet n’est pas abordé dans la plupart des formations.

Il est souvent question de la planification, la tactique, le développement de la force, la vitesse, l’endurance… Mais la façon dont la prise de décision peut être améliorée, est si peu étudiée… Et, encore une fois, dans les sports collectifs, tout est question de prise de décision.

Pour en revenir à la question, je ne pense pas que les entraîneurs planifient le « comment » ils développeront l’acquisition des compétences, ils ne pensent pas de cette façon. Ils peuvent planifier, par exemple : « Aujourd’hui, nous travaillerons sur le pressing, demain sur les aspects offensifs et le surlendemain on travaillera les centres ». Je crois que ce à quoi vous faites référence c’est : « comment planifier le processus d’acquisition des compétences ? », « quel type de situations proposez-vous aux joueurs, pour qu’ils développent et adoptent les comportements souhaités ? », « faut-il commencer par des situations complexes ? Des situations fermées ? Sans opposition ? Avec une opposition relative ou réelle ? ». Je crois que c’est à cela que vous faites référence et je pense que c’est un manque dans la formation des entraîneurs, alors que c’est tellement important. Evidemment, ce n’est que mon point de vue, mais ce sont des aspects qui me semblent si importants que j’ai passé quatre ans de ma vie à étudier ce sujet.

« Dans les livres, les formations d’entraineurs ou parmi les entraîneurs, personne n’en parle. Très peu de gens discute de la façon dont la prise de décision peut s’entrainer »

Evidemment, les sports collectifs sont des sports (perceptivo décisionnels), différents de la natation, qui est surtout une activité physique. En natation, il y a aussi, bien évidemment, des aspects tactiques, des stratégies pour accélérer et attaquer au bon moment, etc., mais c’est un degré tactique inférieur au regard des sports collectifs, qui réclament de vous parveniez à vous coordonner avec les dix autres partenaires face à onze adversaires.

Alors, comment planifier cette acquisition de compétences ? Quels types d’exercices ? Quels niveaux de complexité des situations ? Quand jouer à 11 contre 11 dans la semaine ? Beaucoup de techniciens préparent leur équipe pour un match à 11 contre 11 sans jamais jouer à 11 contre 11 pendant la semaine.

Il n’est pas question, ici, de jouer 90 minutes, mais vous pouvez jouer des séquences courtes du jeu. La plupart des entraîneurs jouent des sous-phases du jeu et proposent de jouer à neuf contre sept, huit contre huit dans des espaces réduits.

Mais quel est le processus ? Quelle est la logique ? Comment arriver à promouvoir certains types de comportements chez les joueurs ? Comment débuter et conclure ? Organisons-nous nos séances en partant des formes les plus complexes, pour finir avec les moins complexes, ou l’inverse ? Quels genres de situations allons-nous utiliser, étant donné que c’est là où toutes les informations doivent être présentes ? Comment les présenter aux joueurs ? Je pense que ce sont des questions essentielles, bien qu’elles soient peu abordées dans la formation des entraineurs et même entre techniciens. La plupart du temps, les techniciens n’ont pas réfléchi à ces questions.

Bien sûr, beaucoup d’entraîneurs utilisent des processus très méthodiques, avec une progression pédagogique pour développer comportements spécifiques. Ils commencent par ceci, puis ils passent à ceci et ils finissent par ceci. Donc, trois exercices. Vous commencez simplement pour que les joueurs comprennent, puis vous mettez un peu plus de complexité et ensuite une complexité presque maximale. Beaucoup d’entraîneurs adoptent ce mode de fonctionnement, sans pour autant échanger sur le sujet car c’est une thématique très difficile à étudier car il faut suivre une équipe, il faut quantifier et analyser un certain nombre de paramètres qui sont difficile quantifiables … Ce qui est très différent de la mesure du lactate,  par exemple…

C’est un sujet assez peu abordé ou étudié, parce que personne ne l’a encore envisagé comme étant un problème, d’ailleurs, très peu de gens ont pris conscience que c’était un problème.

Il semble y avoir une polarisation des opinions, concernant le rôle joué par les instructions verbales et comment les « délivrer ». Certains pensent que les instructions verbales sont indispensables alors que d’autres affirment qu’il ne faut rien faire et que le « jeu est le professeur ». Il semble que la « vérité » se situe aussi bien d’un côté que de l’autre, tout dépend du contexte et des objectifs. Comment utilisez-vous les instructions verbales pour contraindre les comportements des joueurs ?

Les instructions verbales sont importantes et vous avez dit une chose qui est très intéressante : le jeu est le professeur. Le jeu ne peut être le professeur, que si le jeu est adapté à l’âge et aux compétences de chaque individu. Le jeu ne sera jamais le professeur, si vous demandez à des U8 de jouer à 11 contre 11 sur un terrain de football normal, il sera même un piètre professeur.

« Le jeu ne peut être le professeur, que si le jeu est adapté à l’âge et aux compétences de chaque individu »

Évidemment, le feedback est important, mais pas comme une prescription de solutions, comme les sempiternels : « joue à gauche » et autres « passe ton ballon ». Le feedback c’est le fait d’orienter les joueurs vers ce que vous voulez qu’ils perçoivent. En effet, pour les plus jeunes, une des principales difficultés c’est de voir ce qu’il se passe au loin. Ils perçoivent les partenaires et adversaires qui sont proches, mais pas ceux qui sont loin.

Aussi, comme ils ne sont pas encore très développés techniquement, il est plus difficile pour eux d’explorer l’environnement, car ils ont énormément besoin de regarder le ballon. Ils ne sont pas encore capables de conduire le ballon, lever la tête et regarder tout ce qu’il se passe dans leur environnement, comme des joueurs professionnels. C’est donc une contrainte importante, sur leurs capacités à percevoir les affordances.

« Nous devons les aider à percevoir les situations d’une autre manière, mais ensuite, c’est à eux de décider »

On peut utiliser des instructions verbales sans être excessif, car c’est aux joueurs de décider. Nous devons les aider à percevoir différemment les situations, mais ensuite, c’est à eux de décider. On ne peut les contrôler comme à la Playstation, car ce type de feedback leur enlève toute la liberté qu’ils devraient avoir pour apprendre à décider, ce qui est fondamental dans le jeu.

L’objectif est de les aider à explorer et avoir la liberté de décider, mais aussi, de faire des erreurs. Les erreurs favorisent l’apprentissage et ces mêmes erreurs vont vous permettre de progresser, puisque vous ne les oublierez pas, ce qui aura un impact sur vous. Aussi, vos erreurs vont influencer la façon dont vous percevrez une situation la prochaine fois qu’elle se présentera, il est donc essentiel de commettre des erreurs.

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