Passé notamment par le FC Sion, la séléction du Kosovo, le Red Star FC, mais également le Clermont Foot 63, Sébastien Bichard est entraîneur adjoint au Stade Rennais.
Il nous propose un éclairage sur son parcours, pourquoi la question du sens est fondamentale ou encore pourquoi approche t-il le football comme un système de relations.
Chaque dimanche vous recevrez des idées sur l’analyse du jeu, l’entrainement ou encore l’apprentissage.
Qu’est-ce que le football représente pour vous ?
Le football donne un sens à ma vie, à la manière dont je souhaite la construire. Chaque jour, les situations en lien avec le football m’amènent à travers des questionnements et les expériences que je vis, à me découvrir davantage. Il m’amène à m’intéresser à l’autre, à ce qu’il peut me transmettre, me donner, partager.
Très grand passionné et amoureux du terrain, le football me donne énormément d’énergie, me procure des émotions fortes au quotidien notamment à travers le jeu, les relations avec les joueurs et le staff.
La question du sens est centrale que ce soit dans le football ou dans votre vie en général ?
La quête de sens est très présente dans ce que j’aime et ce que je veux faire. C’est elle qui permet de faire émerger mes propres objectifs dans le temps, parce que souvent, ces objectifs sont fixés par d’autres. Or, pour moi il est crucial de pouvoir se fixer ses propres objectifs. Pouvoir donner du sens à mes actions est essentiel.
Il est également important de continuer à développer mes propres expériences, mon propre vécu, que ce soit dans mon quotidien où lors de mes nombreuses visites et stages en France et à l’étranger. Je me construis et m’investis encore énormément même dans mes moments libres, à travers le partage ou encore les rencontres, qui m’offrent des opportunités rares pour progresser.
J’ai du mal à suivre le mouvement sans y trouver un sens profond. J’ai par exemple repris des études universitaires à 39 ans, après avoir longtemps privilégié les formations d’entraîneur. Ceci pour y trouver de nouvelles façons d’appréhender certaines problématiques et de générer de nouvelles réponses.
Ma façon de percevoir et d’interpréter les situations est en constante évolution, avec l’envie de toujours me développer notamment concernant les relations humaines liées à la performance collective.
Compte tenu de vos nombreuses expériences en tant que joueur, puis entraîneur, notamment en France, en Suisse ou encore avec une sélection nationale (Kosovo), quelles différences culturelles avez-vous perçu ?
Ce sont surtout les rencontres humaines qui contribuent progressivement à la manière dont nous percevons les choses. Par rencontre, j’entends, ce qui me change via la confrontation avec une altérité. Il est donc difficile pour moi de définir une culture précise pour chaque pays. Je ne pense d’ailleurs pas être un représentant du football suisse ou français.
La Suisse est un pays ouvert sur différentes cultures avec 3 grandes régions linguistiques et il est dur de parler de culture footballistique suisse à proprement parler. Le pays n’est pas vraiment passionné par le football, car d’autres centres d’intérêt dominent.
L’influence de la société Suisse et des représentations sociales dans l’éducation par le suivi de la scolarité, la volonté d’être diplômé, parler différentes langues, est très présente dans le développement des jeunes notamment. Le double projet scolaire et sportif est une nécessité dans l’accompagnement des jeunes joueurs.
Dans ce contexte, ma passion, mon énergie et mon exigence ont été très appréciés et m’ont beaucoup servi dans mon parcours auprès des joueurs. Aujourd’hui, en étant encore formateur pour la fédération, j’essaie toujours de transmettre ma propre vision.
En France, j’ai connu le Red Star FC, le Clermont Foot 63 et aujourd’hui le Stade Rennais. Lors de mon expérience au Red Star, j’ai senti que notre travail dépassait le cadre sportif. La culture club avait une dimension sociale et humaine très forte : cette volonté de partage. Je n’ai pas vu une culture française, mais une culture propre au Red Star basée sur l’échange, l’empathie et le vécu partagé.
Maintenant, est-ce que le football est un pilier en Suisse et en France ? J’en doute. J’ai eu l’occasion de voyager en Italie et de travailler en Suisse avec différents entraîneurs d’origine transalpine et pour eux, le football est vécu avec une énergie différente. C’est une question de vie ou de mort, comme le disait Bill Shankly. L’Inter Milan en demi-finale de la « Champions League » contre le Barça ou encore Roberto De Zerbi, que j’ai rencontré lors de mon immersion à Brighton, en sont la parfaite illustration.
Ce qui est important à mes yeux, c’est d’évoluer dans un environnement qui comprend les enjeux qui nous animent et qui comprend également notre vision du football.
La France est souvent considérée comme un vivier de talents sportifs, pourtant, les moyens mis à disposition des jeunes sportifs sont parfois critiqués. Ce paradoxe peut-il expliquer la capacité d’adaptation des sportifs français souvent louée à l’étranger ? L’adaptabilité serait-elle la qualité essentielle pour réussir dans le sport de haut niveau ?
Effectivement, on dit souvent que le joueur français est adaptable et qu’il réussit plutôt bien à l’étranger. Néanmoins, il ne faut pas oublier ceux qui reviennent parce qu’ils n’y arrivent pas. Alors, la question fondamentale me semble être : si un joueur a toujours évolué dans son environnement familier, comme la région parisienne, où il a pu se développer et établir des repères, peut réellement être considéré comme ayant une bonne capacité d’adaptation ?
S’adapter, c’est aussi être en capacité de changer de contexte, c’est reconnaître les opportunités qui se présentent dans un nouvel environnement. Les parcours de formation devraient offrir au joueur cette possibilité de sortir de sa zone de confort, d’un poste ou d’une relation qu’il maîtrise, pour aller vers des difficultés. Oser s’exposer dans des espaces inconnus que bon nombre de joueurs professionnels ne rencontrent que lorsqu’on leur propose de réaliser quelque chose qu’ils n’ont jamais fait.
Je pense que pour un joueur, le passage à l’étranger marque une étape importante dans sa professionnalisation. La représentation qu’il a de son métier va changer, ses repères vont évoluer, aux mêmes titres que les attentes et exigences qui reposent sur lui. Devant s’adapter à un nouvel environnement, cela le pousse en retour à développer de sa propre initiative de nouvelles ressources et il devient par conséquent un actif mieux valorisé.
« S’adapter, c’est aussi être en capacité de changer de contexte, c’est reconnaître les opportunités qui se présentent dans un nouvel environnement. »
Le professionnalisme que l’on voit dans certains grands clubs à l’étranger réside dans l’attention portée aux détails et au développement des gains marginaux qui doivent amener le joueur à construire la meilleure version de lui-même et maximiser l’ensemble de ses ressources. Tout est pensé pour que le football soit un métier à part entière.
Ce métier est un système de relations qui ne se limite pas à des investissements ponctuels sur un potentiel défini. C’est une approche complexe à un développement recherché pour répondre et croître avec les exigences qu’impose le football de haut niveau. La compétition y est permanente, la concurrence constante : avec soi-même, avec ses partenaires pour une place dans l’équipe et avec l’adversaire. Il y a donc énormément de choses à prendre en compte.
D’autre part, l’adaptabilité est souvent liée à l’éducation. Pas uniquement celle reçue par l’environnement familial, mais celle tirée de la richesse des expériences construites au cours de notre parcours. Ces expériences façonnent nos réactions instinctives. Certains appellent cela l’inné, mais je pense que c’est plutôt le fruit de la richesse et de la diversité de nos parcours.
Pour Keith Davids (Sheffield Hallam University) à bien des égards, les entraîneurs sont comme des scientifiques. Ils émettent des hypothèses, expérimentent, analysent les résultats et émettent de nouvelles hypothèses. Comment cette idée d’expérimentation continue résonne-t-elle avec votre expérience d’entraîneur ?
Cette perspective correspond en partie à ma quête continue de sens. Si notre rôle est d’accompagner des joueurs et une équipe vers la performance du match, alors le point de départ est d’identifier les conditions permettant d’atteindre cet objectif. Cependant, cette future performance, nous ne la connaissons pas, à priori, puisque c’est quelque chose qui va arriver avec son lot de situations parfois imprévisibles. Néanmoins, nous allons, tant bien que mal, essayer de la construire. Le but étant de créer des contextes permettant d’aider les joueurs et l’équipe à faire face à cette imprévisibilité, à s’adapter tout en ayant cette capacité à affirmer son propre style.
Ce qu’il faut garder en tête, c’est que l’imprévisibilité résulte de la complexité et de ces interactions que nous ne maîtrisons pas. Pourquoi ? Parce qu’à l’instant T, des évènements vont émerger et nous allons chercher à nous y adapter. En parallèle, nous allons essayer d’imposer une problématique à l’adversaire. L’enjeu est donc de s’adapter en situation et être capable d’imposer sa manière de faire. Finalement, cela revient à imposer une manière de gagner et aussi de perdre.
Dès le début de mon parcours d’entraîneur, j’ai voulu travailler avec toutes les classes d’âges, des plus petits jusqu’au monde professionnel pour enrichir ma capacité d’adaptation. A l’âge de 30 ans j’étais le plus jeune entraîneur en 3eme division Suisse et en parallèle, j’étais responsable d’une académie qui accompagnait de manière individuelle et singulière de jeunes joueurs de 12 à 16 ans (avec dans ses rangs un garçon comme l’international Suisse Dan Ndoye qui évolue aujourd’hui à Bologne en Italie).
« L’enjeu est donc de s’adapter en situation et être capable d’imposer sa manière de faire. Finalement, cela revient à imposer une manière de gagner et aussi de perdre. »
Face à ces publics et ces différents contextes, j’ai pu expérimenter et faire émerger de nouvelles solutions par la relation, la communication, le contenu des séances dans l’objectif d’un développement individuel ajusté à chacun. Je passais de l’organisation de l’entraînement spécifique des jeunes de l’académie qui développait notamment leur relation à la technique à travers un programme de jeu pieds nus, à l’entraînement collectif avec des joueurs adultes, pour certain plus âgés que moi, qui eux ne voulaient qu’une chose, gagner pour se mettre en valeur.
« Nous ne créons pas la performance, ce sont les joueurs qui la créent. Ils doivent être préparés à affronter les difficultés et à s’adapter aux situations émergentes. »
Ce fût une expérience très riche qui me sert encore aujourd’hui sur l’intégration de l’individualisation à travers le collectif. En tant qu’entraîneur, on se doit d’être inspirant, capable de partager notre vision et d’emmener les joueurs avec nous. En fonction du contexte, nous devons bien entendu nous adapter et proposer quelque chose de différent, mais nous devons systématiquement essayer d’imposer quelque chose à l’adversaire. Nous apportons une force de conviction en proposant le chemin à emprunter. Néanmoins, nous ne créons pas la performance, ce sont les joueurs qui la créent. Ils doivent être préparés à affronter les difficultés et à s’adapter aux situations émergentes.
En tant qu’entraîneur, nous sommes en quête de preuves, de résultats, mais pour cela, il est important d’avoir des convictions. Ces convictions, c’est ce qui nous anime, c’est le sens que nous donnons au jeu, les valeurs que nous véhiculons, c’est ce qui nous permet de transmettre une vision, au-delà des mots, avec des attitudes, des actions claires et concrètes. Lorsque ces éléments sont alignés, des réussites notables peuvent émerger. Cependant, ces réussites sont l’exception, pas la règle.
Cette démarche renvoie à l’environnement et la nature du jeu en lui-même ?
En effet, les lumières sont souvent braquées sur ceux qui gagnent, mais le football est bien plus vaste que cela. Son attrait réside dans son instabilité inhérente, sa nature de crise. Sur le terrain, on dit souvent que les joueurs sont en crise d’espace et de temps, mais l’environnement dans lequel nous évoluons est également en crise.
Les contrats proposés, la manière dont les recrutements sont opérés, la façon avec laquelle les joueurs et collaborateurs sont managés, tout concourt à faire du football un terrain en crise. Il faut donc être en mesure de vivre en situation de crise permanente, car malgré le manque de temps, tout le monde souhaite voir un football ambitieux, attractif, valoriser financièrement les joueurs et avoir de la reconnaissance sociale.
« Sur le terrain, on dit souvent que les joueurs sont en crise d’espace et de temps, mais l’environnement dans lequel nous évoluons est également en crise. »
Dans les crises, il y a des éléments que l’on peut maîtriser, d’autres non. Nous ne savons pas par exemple quand elles prendront fin. Des opportunités vont émerger, mais nous ne pouvons pas nous permettre de trop souvent nous tromper. La question est de savoir comment nous allons vivre cette crise, comment nous allons la gérer, comment nous allons pouvoir en tirer profit, comment nous allons parvenir à rester nous-même tout en nous adaptant pour obtenir des résultats. Le « nous » englobe naturellement le coach, son staff proche et élargi mais également l’ensemble des différentes sphères du club qui sont très importantes.
Gérard Houllier disait, en substance, qu’il y avait un ratio de 80-90% de difficultés en football pour 10-20% de moments incroyables, et lorsque que nous n’atteignons plus celui-ci alors, il fallait penser à s’arrêter pour son bien-être personnel. Le sport de haut niveau, à l’image de nos sociétés, c’est de la gestion de crise en permanence.
Définir une vision est un aspect important dans un projet. C’est un idéal, un modèle vers lequel on tend et qui n’est pas immédiatement atteignable, mais qui inspire toutes les parties prenantes du projet. Les organisations, qu’elles soient sportives ou non, pensent parfois qu’elles peuvent en faire l’économie, à tort. Pour vous, quel est cet idéal ?
Souvent, les organisations redéfinissent une vision en période de grande crise. Par exemple, lorsqu’elles doivent faire face à des restrictions budgétaires, comme c’est le cas actuellement dans le football français. Elles élaborent un nouveau modèle pour y faire face. Si l’on dispose déjà de modèles ou d’une culture établie, on est mieux préparé.
Dans mon domaine, nous parlons souvent de « projet de jeu ». Je trouve cela plutôt réducteur et je préfère parler de « projet de relations ». Cela renvoie à développer une vision systémique de la performance qui ne peut se reposer sur une seule personne. Avoir un minimum de temps est également important pour mettre en place les procédés de travail car cela demande de l’endurance et de la constance. Ce qui est paradoxal dans un contexte de crise où l’on exige des résultats immédiats.
« Souvent, les organisations définissent une vision en période de grande crise. »
En approchant les choses de manière systémique, la difficulté réside alors dans le fait que l’interdépendance entre différents éléments exige une vision commune et que les objectifs individuels (Je, Moi, Mon) nourrissent l’objectif commun (Nous, Nos), c’est-à-dire la vision.
Or, très souvent, certaines personnes sont uniquement motivées par leurs propres besoins, ce qui ne peut suffire dans un système où l’on est au service des autres. Si nos objectifs personnels ne contribuent pas à l’atteinte de l’objectif commun, ils deviennent inutiles pour le système, voire peuvent même devenir des freins pour l’expression de notre vision. Ils servent l’ego, mais pas le collectif. Une des raisons d’être du football n’est-elle pas de rentrer dans la mémoire collective de différentes personnes, de vivre et partager des émotions dira-t-on, amplifiées, car justement partagées ?
Par ailleurs, arriver dans un environnement où la vision est peu claire ou dans une autre où il y a un ancrage fort, ce n’est pas la même chose. Le mariage peut donc être plus ou moins difficile s’il n’y a pas de clarté en amont. Maintenant, il est extrêmement difficile pour un observateur extérieur à une organisation, de comprendre ce qui se joue à l’intérieur, car il ne le vit généralement pas.
« Si nos objectifs personnels ne contribuent pas à l’atteinte de l’objectif commun, ils deviennent inutiles pour le système, voire peuvent même devenir des freins pour l’expression de notre vision. »
Aujourd’hui, tout est commenté à distance et chacun se fait une idée de ce qu’il se passe mais de l’extérieur. Lorsque c’est possible, il me semble plus pertinent de se faire une idée de l’intérieur. C’est pourquoi j’ai souvent ouvert les portes à ceux qui souhaitaient observer et passer du temps avec les équipes dont j’ai eu la charge pour tenter de saisir ce qui s’y jouait. Une critique, positive ou négative, est toujours plus pertinente lorsqu’elle émane d’une expérience vécue.
Manchester United est un exemple intéressant. Ils ont recruté un entraîneur considéré comme la personne idoine. Pourtant, les résultats en championnat se font attendre. Cependant, si l’on analyse ce qui est proposé en lien avec ses idées, on commence à voir des choses intéressantes. Une vision ne peut se construire en quelques jours ou quelques semaines. Ce qui peut sembler paradoxal, car notre métier est justement fait de cycles courts.
Les planifications sur six mois ou un an sont souvent illusoires dans le football. Nous sommes sans cesse confrontés et bloqués dans l’immédiateté. Aujourd’hui, les gros clubs doivent gagner sur plusieurs fronts, avec la manière sur le terrain, mais aussi sur le plan financier en mettant en valeur leurs joueurs, qui sont des actifs.
« Dans mon domaine, nous parlons souvent de projet de jeu. Je trouve cela plutôt réducteur et je préfère parler de « projet de relations.«
Pour en revenir à la vision et la notion de sens, il faut effectivement déterminer en amont ce que l’on veut. Partout où je suis passé, lorsque cela n’était pas clair, cela n’a pas fonctionné. Parfois, cela fonctionne ponctuellement, grâce à une énergie communicative, mais pour construire durablement, il faut une vision et partager une direction commune. Cela repose pour moi sur trois éléments fondamentaux.
Premièrement, il doit y avoir un sens aigu des responsabilités. Des responsabilités qui doivent également répondre aux besoins fondamentaux de tout individu (le sentiment d’autonomie, le sentiment de compétence et le besoin d’appartenance). Deuxièmement, nous devons retrouver des objectifs communs clairement définis et des objectifs individuels contribuant à l’atteinte de ces objectifs collectifs, et inversement. Troisièmement, il y a la complémentarité. Nos fonctionnements doivent être complémentaires. Si les individus ne prennent pas leur place dans le collectif ou prennent une place qui ne leur est pas allouée, si les rôles ne sont pas définis ou régulés, cela ne fonctionnera pas. La complémentarité implique d’accepter que chacun a quelque chose à apporter au collectif.
Ces trois piliers sont essentiels pour moi et ce sont eux qui vont nous permettre de créer notre monde commun. =Les besoins individuels rejoignent les besoins fondamentaux du collectif. Ils s’appliquent également au niveau du club, qui s’apparente à une sphère qui engloberait l’équipe. Donc sans vision commune et surtout, sans relation, cela devient compliqué. Les grandes victoires sont liées à des relations humaines fortes, que ce soit en sport individuel, en sport collectif, en entreprise, etc.
Ce sont elles qui font la différence. D’ailleurs, on réalise souvent leur importance quand elles ne sont plus là, comme dans la vie. Lors d’un enterrement, on se remémore les souvenirs partagés avec la personne disparue. Des personnes qui ne l’avaient pas vue depuis 20 ans témoignent de sa valeur. On célèbre les belles choses qu’elle a accomplies.
Ma méthodologie et ma vision sont donc très axées sur les relations. Le terrain exige des relations, surtout lorsqu’on est en situation de crise permanente. C’est aussi ce qui rend le football si incroyable et sans équivalent.
Pour Mickaël Campo, être entraîneur participe à une certaine construction identitaire de l’individu et dans le sport de haut niveau, l’estime de soi, notamment, est constamment mise à l’épreuve. Votre année 2024 est en ce sens un exemple intéressant. Vous avez vécu le parcours qui a mené le Red Star FC au titre de champion de National, une descente en L2 avec le Clermont Foot 63 et une fin de collaboration prématurée en tant qu’entraîneur principal du club auvergnat. Comment préservez-vous votre identité dans un environnement où la valeur perçue d’un individu est si volatile et (trop) souvent perçue à travers le prisme du résultat ?
C’est une question qui mérite d’être posée lorsqu’on aspire à progresser. C’est une remise en question nécessaire. Il faut toujours s’interroger sur son identité. Mickaël Campo, que j’ai notamment côtoyé dans le cadre du Diplôme Universitaire « Optimisation de la Haute Performance Collective », utilise souvent l’image de la ligne rouge. De ce que l’on est prêt à accepter ou non en tant qu’individu, ce qui est lié à notre identité, nos valeurs, nos croyances, nos convictions.
Ce que l’on oublie parfois, c’est qu’en tant qu’entraîneur, nous vivons dans un monde d’exception, qui est difficilement intelligible de l’extérieur. Tant que l’on n’est pas « dedans » dans son quotidien, on ne peut pas réellement le comprendre. C’est une chance énorme de pouvoir le vivre de l’intérieur et je me considère comme un privilégié d’avoir pu construire ces expériences, d’avoir pu partager ces relations, ces émotions, ces compétitions durant l’année 2024.
En passant du Red Star FC, avec qui nous avons remporté un titre de champion, au Clermont Foot 63 qui était à cette période en difficulté en L1, j’ai vu une réelle opportunité de vivre une expérience différente dans un environnement de Ligue 1 avec 10 matchs à jouer. Je me suis dit : « Cette expérience, personne ne pourra la vivre à ma place ». Arriver seul dans un vestiaire, sans être une figure connue, c’était un défi. J’ai souhaité qu’ils apprennent à me connaître pour ce que j’allais apporter sur le terrain, pas autre chose.
« 2024 a été une année exceptionnelle pour moi. Elle m’a permis d’enrichir ma manière de travailler et d’en tirer des modèles d’expérience. »
J’y suis allé par goût du challenge, dans un contexte de crise de résultat, propre au football, avec une équipe en difficulté, mais ce fut une expérience exceptionnelle. J’ai beaucoup donné et j’ai beaucoup appris. Ce que j’ai reçu en retour est très riche. De temps en temps, je regarde en arrière et je me dis : « J’ai eu du courage d’y aller. »
En ce sens, 2024 a été une année exceptionnelle pour moi. Elle m’a permis d’enrichir ma manière de travailler et d’en tirer des modèles d’expérience. J’identifie ce qui m’a plu, moins plu et ce sur quoi je pourrais être attentif dans le futur en fonction du contexte que ce soit pour moi-même, ou dans l’interaction avec les autres, dans les différentes relations au quotidien.
Cela m’amène à une démarche quasi-scientifique, car je cherche constamment à comprendre ce que je vis, à me former. En tant qu’entraîneurs, nous avons une chance incroyable : celle de vivre ces expériences, et en 2024, j’ai eu la chance de les vivre pleinement. Il est certain que les victoires et les titres sont des objectifs importants voir capital. Toutefois, en toute humilité, j’ai aussi une forte envie de contribuer à la réussite des autres et de les aider à se transformer.
L’entrainabilité est un aspect clé de votre approche. Comment le définiriez-vous ?
Pour moi l’entrainabilité est la capacité qu’ont les joueurs à vouloir progresser par l’activité, par l’entraînement (de compétition), qu’il soit visible ou invisible. Par la même, donner du sens à leur engagement profond. La première composante est la notion plaisir à trouver. Nous exerçons un métier d’exception, un métier dont certains ont rêvé étant petit, un métier passion. Bien qu’elle puisse être subjective, la passion engendre une certaine forme d’engagement.
L’entrainabilité ne doit pas être approchée de manière stricte. Il s’agit de permettre à chacun de trouver son plaisir dans la journée et notre plaisir doit résider dans cette heure et demie sur le terrain. Les 22 heures 30 restantes servent à préparer, réfléchir, repenser, récupérer et optimiser cette heure et demie intense que j’appelle performance.
La deuxième composante, c’est l’intensité. C’est l’énergie que l’on investit pour atteindre son plaisir et devenir meilleur. Les efforts consentis quand ils sont faits avec sens, bien que parfois douloureux, tendent à procurer une satisfaction profonde, surtout après un effort intense. C’est une notion valable tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. Le rapport à l’action terrain est fondamental et fait de l’intensité une composante essentielle.
Ensuite, c’est la coopération qui intervient. Elle se définit par la capacité à s’associer, à travailler avec les autres, à entrer en relation au sein même de l’équipe, où la concurrence est forte entre les joueurs, mais avec le défi d’être meilleur que nos adversaires à chaque match.
Enfin, la compétition est un autre pilier. Elle est un moteur puissant pour moi également, forgé par mon enfance et mon éducation. Je ne suis d’ailleurs pas un bon perdant. Le joueur doit avoir cet esprit de compétition. Il ne doit pas aimer perdre ni échouer à atteindre ses objectifs, qu’ils soient individuels ou collectifs. Il doit comprendre qu’il y a une interdépendance entre ces deux aspects. La performance individuelle ne peut se faire au détriment du collectif.
L’entraînabilité repose donc sur ces quatre piliers : le plaisir, l’intensité, la coopération et la compétition. J’aime dire que ces piliers sont la base d’un engagement total sur lequel nous avons le plus de maîtrise.
« L’entrainabilité est la capacité qu’ont les joueurs à vouloir progresser par l’activité, par l’entraînement (de compétition), qu’il soit visible ou invisible »
Bien sûr tout ceci est encore étroitement lié à la question du sens. Les joueurs doivent se demander pourquoi ils viennent sur le terrain chaque jour. Est-ce que c’est simplement pour consommer ce qu’on leur donne et exprimer une forme de passivité ? Ou devenir l’un des acteurs principaux de cette aventure collective ? c’est-à-dire de donner du sens à ce qui va leur être proposé en créant. Les grands joueurs créent en situation, ils manipulent l’environnement.
J’ai pu côtoyer différents types de joueurs dans un vestiaire en observant que ceux qui sont présents depuis un long moment à très haut niveau ont en commun cette capacité à prendre leur destin en main et à donner du sens à leur engagement.
Comment les joueurs expriment et mettent en avant leurs propres objectifs ?
Aujourd’hui en accompagnant les joueurs, jeunes ou moins jeunes, je remarque qu’ils sont souvent très clairs sur leurs objectifs majoritairement portés sur le résultat, avec toutefois trop peu de recul sur le chemin permettant de satisfaire leurs objectifs de résultats. Ils veulent tous « être » mais n’apprécie pas forcément à sa juste valeur le processus du « devenir », notamment face aux exigences du haut niveau.
Tous aspirent à vivre des choses exceptionnelles : en Ligue 2, ils veulent jouer en Ligue 1. En Ligue 1, ils veulent jouer la Champions League. Ils veulent participer à la Coupe du monde, gagner plus d’argent, etc. Mais que font-ils d’exceptionnel, au quotidien, pour sortir de la norme qui est souvent imposée par leur propre environnement footballistique ?
Par exemple, dans le quotidien, si certains peuvent arriver le plus tard possible en séance ou ne pas venir au petit déjeuner collectif, ils vont le faire. Lorsqu’il y a des exercices de prévention, s’ils peuvent éviter de faire une série, ils le feront, etc.
« Que font-ils d’exceptionnel, au quotidien, pour sortir de la norme qui est souvent imposée par leur propre environnement footballistique ? «
Sur le terrain, si nous ne sommes pas derrière eux, c’est compliqué, mais ils veulent cependant tous jouer. Parfois ils vont briller sur un match, mais ce n’est pas suffisant pour durer. Ce qui compte dans notre environnement, c’est la constance, l’endurance à prendre en main son propre développement et saisir chaque opportunité pour atteindre ses objectifs.
Même en se donnant les moyens, les résultats ne sont pas garantis, alors si on ne se donne pas les moyens, il est par contre certain que les résultats ne seront pas au rendez-vous. Ce n’est pas suffisant de faire le minimum. On ne peut prétendre à l’exceptionnel, en ne se contentant même pas de l’ordinaire. Ce n’est pas possible pour moi. Le rôle de l’environnement, des staffs en tant qu’accompagnateur pour faire passer des messages, pour leur faire vivre des expériences de « transformation » parfois incomprises par l’environnement extérieur et même en interne, est fondamental.
« On ne peut prétendre à l’exceptionnel, en ne se contentant même pas de l’ordinaire »
Vivre du football n’est pas une norme mais une exception et la carrière, que ce soit pour un joueur ou un entraîneur, est courte, parfois précaire. Les projets sont éphémères. Nous évoluons dans un monde en constante crise. Dans ce contexte, faire comme les autres, voire moins, n’est pas une option. Il faut se surpasser, se renouveler. Au lieu de voir tout cela comme des contraintes, ils pourraient et devraient les percevoir comme des opportunités de progresser. C’est cela, penser et agir comme un athlète de haut niveau.
Lorsque j’étais entraîneur en sélection, j’ai pu côtoyer des joueurs qui jouent régulièrement la “Champions League ”, et leur approche est clairement différente. Ils n’ont pas besoin qu’on les motive pour jouer au football. L’entrainabilité, c’est cela. Le jour où l’entraîneur doit motiver les joueurs, c’est que l’amour du jeu à probablement disparu.
« La chose importante que l’entraîneur peut offrir, c’est son approche quotidienne, son engagement comme un non négociable. »
Quand un joueur ne veut pas, quand cela ne lui convient pas, on perd une énergie considérable à essayer de le convaincre de faire quelque chose qui finalement reste du football. La chose importante que l’entraîneur peut offrir, c’est son approche quotidienne, son engagement comme un non négociable.
Si un joueur est déjà réticent, dans un contexte de crise, il sera difficile de le convaincre de s’investir. Il ne s’agit pas de le convaincre de jouer au football, mais de l’inciter à trouver du plaisir à se développer, à donner un sens supplémentaire à son parcours.
Dans un contexte de crise, l’engagement est primordial, mais il ne s’agit là que de l’aspect individuel, Il faut convaincre ce même joueur de se mettre en relation avec ses partenaires pour servir un projet commun. L’un ne va que rarement sans l’autre. Comment associer des joueurs qui ne sont pas déjà engagés individuellement ? C’est souvent une question d’état d’esprit.
Dans la vie, comme dans le football, nombreux sont ceux à aspirer à la réussite, mais rares sont ceux qui sont prêts à en “payer le prix”, à évoluer, à changer, à y consacrer les efforts et le temps (long) nécessaire. Qu’est-ce que cela vous évoque ?
Je vais prendre un exemple concret. Lors d’une discussion à Brighton avec un membre du staff de Roberto De Zerbi, je lui ai demandé comment s’étaient passés leurs débuts. Il m’a répondu qu’après un mois, ils ont failli partir. La raison ? En engageant De Zerbi, ils n’avaient pas mesuré le “prix à payer” en termes de fonctionnement avec ce type d’entraîneur et de staff. Donc, celui-ci a posé un ultimatum : soit ils le laissaient travailler selon ses méthodes, parce que c’est pour cela qu’ils étaient allés le chercher, soit ils arrêtaient la collaboration.
Il a expliqué que la manière de travailler de Graham Potter était différente de la sienne et qu’il ne pouvait pas faire la même chose. Aujourd’hui, dans ce monde complexe et relationnel, il est très difficile de prédire quel chemin emprunter, combien de temps cela prendra, comment y parvenir et quels efforts vont suffire. La seule chose que nous pouvons maîtriser, c’est notre pourquoi, le sens que nous donnons à l’ensemble de nos actions et décisions. Qu’est-ce qui nous anime ? Avons-nous un objectif commun, staff, joueurs, direction, administratif, supporters…?
« Dans ce monde complexe et relationnel, il est très difficile de prédire quel chemin emprunter, combien de temps cela prendra, comment y parvenir et quels efforts vont suffire »
La question à laquelle nous devons répondre c’est : comment progresser ? C’est ce qui m’intéresse dans mon parcours d’entraîneur : évoluer constamment. Je ne veux pas entraîner pour le simple fait d’entraîner. Je veux progresser dans des environnements qui me font grandir. Cette évolution passe par l’immersion dans des environnements propices à la progression. C’est un processus complexe auquel je me confronte avec une grande discipline et je consacre tout pour cela.
Aujourd’hui, nous n’avons plus de temps. Il faut donc créer un environnement qui permette aux joueurs d’en gagner. C’est là que les grands clubs et les grandes cultures font la différence. Pour la majorité de ceux que j’ai pu côtoyer, ils accueillent les joueurs comme des membres de leur famille en leur présentant un réel projet de développement personnel.
Prenons l’exemple de l’Allemagne qui réussit de mieux en mieux à intégrer les jeunes talents français. Comment un jeune de la région parisienne peut-il « exploser » en Allemagne ? Ce n’est pas uniquement l’environnement en lui-même qui est important, mais plutôt ce qui est mis en place autour du joueur pour faciliter son adaptation. Quels sont ses objectifs à court, moyen, long terme ? Comment le club l’accueille-t-il ? L’embarquement est la clé. Il englobe l’intégration à la culture du club, à son histoire, à sa ville, au territoire et à une identité sportive liée à l’équipe et son système d’expression.
J’insiste souvent sur le fait que nous sommes des privilégiés. Même si notre environnement a des défauts, il a beaucoup d’aspects positifs. Cependant, on encense et on détruit aussi rapidement.
« Je ne veux pas entraîner pour le simple fait d’entraîner. Je veux progresser dans des environnements qui me font grandir »
La capacité à durer, c’est la capacité à être en relation avec son environnement et à s’y sentir bien. Pour durer, la capacité de progresser par étapes et de construire des relations est importante. Ces relations sont influencées par le système dans lequel on évolue. Comme dans tout système, Il y a des droits et des devoirs, des aspects rationnels et irrationnels. Ce que nous pouvons contrôler, c’est notre capacité à vivre en relation avec celui-ci tout en faisant preuve de résilience, d’humilité avec de l’engagement au quotidien.
Lors de mes moments libres, je suis très proactif et je vais continuer à le faire. Je passe beaucoup de temps à voyager, rencontrer de nouvelles personnes, visiter de nombreux clubs afin d’être l’acteur principal de ma propre progression. Je me suis déjà confronté à différentes cultures et visions d’une grande richesse. D’ailleurs à chaque immersion dans un club, je produis un retour sous forme d’audit, tant pour moi-même que pour les structures qui m’accueillent.
Comment toutes ces expériences et ce métier ont-ils façonné votre perception de la nature humaine ?
Je ne saurais le dire. Il serait plus pertinent de répondre à cette question en fin de parcours même s’il me semble avoir déjà beaucoup appris sur moi-même.
C’est un véritable enjeu que de chercher constamment à s’améliorer, tout en acceptant ce que l’on a déjà accompli. Quand on cherche toujours à devenir meilleur, on recherche ce que l’on n’a pas encore touché. C’est positif, mais il faut aussi s’aimer, apprécier ce que l’on vit bien ou mal. Dans la difficulté, on a tendance malheureusement à ne plus s’accepter tel que l’on est. Peu de gens aident à cela. Il faut apprendre à être fier de vivre son parcours, à être fier de le vivre et d’accepter de le vivre.
Je suis déjà tombé, j’ai trébuché, j’ai aussi reçu des coups inattendus. J’ai dû et je dois encore m’adapter, analyser ce que j’ai accompli afin d’être capable de toujours reconnaître les dangers et les opportunités dans le futur.
« Ce qui fait le plus mal dans la vie, ce n’est pas l’échec du résultat à proprement dit, mais plutôt celui relatif à la relation humaine. »
Ces expériences m’ont permis et me permettent de découvrir les individus car l’environnement évolue et on découvre des fonctionnements parfois différents. C’est très souvent au travers des épreuves que la vraie nature des gens ressort.
Ce qui fait le plus mal dans la vie, ce n’est pas l’échec du résultat à proprement dit, mais plutôt celui relatif à la relation humaine. Le résultat est la conséquence de nombreux paramètres mais la relation humaine en tient une bonne partie et c’est au quotidien une quête permanente. Pour donner la meilleure version de moi-même, je m’ajuste et évolue en permanence en m’appuyant sur ces expériences incroyables que j’ai déjà vécues.
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