L'idéal, c’est le modèle de jeu

Responsable de la méthodologie et entraineur à l’Olympique Lyonnais, puis entraineur adjoint au Red Star FC en National, Pierre Sage est aujourd’hui directeur du centre de formation de l’OL.

Il nous propose de découvrir sa perspective sur le football, son approche de l’entrainement et de l’apprentissage.

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Chaque dimanche vous recevrez des idées sur l’analyse du jeu, l’entrainement ou encore l’apprentissage.

Qu’est-ce que le football représente pour vous ?

Je dirais que ma position a évolué avec le temps. Lorsque j’étais petit, le football était une grande source d’amusement. En club, avec les copains à l’école ou après. C’était un divertissement de pratiquant.

C’était aussi une période où j’étais un peu à la recherche de matchs à regarder, même si j’étais un enfant. Je me posais une question un peu existentielle, à savoir : A haut-niveau, comment les joueurs font pour se coordonner ?

Comme il s’agissait de professionnels, je pensais que tout ce qui se passait sur le terrain était prédéfini. Que tous les mouvements des joueurs étaient définis en avance. Avec un peu de recul et l’âge avançant, je me suis quand même dit que si cela fonctionnait comme ça, il devait forcément y avoir un scénario préétabli.

Donc avant que le match ne se joue, la fin serait déjà connue. Comme ce n’était jamais le cas, j’ai remis en cause cette position. In fine, je me suis dit qu’il y avait sûrement un peu de ça, mais qu’il y avait surtout ce que j’ai appelé par la suite une incertitude permanente, à gérer.

C’est en grandissant que j’ai commencé à considérer le football comme un sujet sérieux dans ma vie. Au fil des années, je lui ai accordé de plus en plus d’importance. J’ai développé cette importance en regardant de plus en plus de matchs, en assistant à des matchs, en pratiquant, etc.

J’ai commencé à entraîner assez rapidement. A douze-treize ans, je donnais déjà des coups de main à des éducateurs de mon club pour m’occuper des plus jeunes. Je consommais du foot à différentes sauces et j’ai rapidement compris que c’est dans ce domaine que je voulais travailler.

Je me suis aussi aperçu que le football pouvait être considéré de différentes manières. Il peut être considéré comme un sport, un divertissement, une science et pour certains, c’est quelque chose d’inutile. Ce qui est intéressant dans ce constat, c’est qu’un même match de football, cette même pratique, peut être observée avec des perspectives extrêmement différentes. Il est donc important de savoir se situer.

En tant que coach, lorsqu’on se situe uniquement dans les aspects sportifs ou scientifiques des choses, on a peut-être tendance à oublier le divertissement et qu’il y a des gens que cela n’intéresse pas. En considérant ces différentes perspectives, on arrive à avoir une approche de l’activité qui est un peu différente.

En tant que joueur, formateur, entraîneur, « penseur » peut être du jeu, j’étais dans une logique d’efficacité. Ce n’est qu’à 30-35 ans, que j’ai vraiment pris conscience qu’en plus, il y avait une notion de divertissement et de spectacle à respecter.

J’ai réalisé que la satisfaction des pratiquants (joueurs, entraineurs, toute personne impliquée dans l’organisation d’un match de football) ne pouvait être le seul objectif. Il y a aussi des attentes venant du public. Je me suis même posé les questions suivantes : est-ce que les matchs de football auraient lieu, si toutefois il n’y avait pas de public ? Y-aurait-il un intérêt s’il n’y avait pas de public ?

Avec le confinement et tous les matchs à huis clos, j’ai eu un début de réponse. En vivant cette situation, je me suis dit : »c’est vrai que c’est bizarre », « j’ai l’impression qu’il manque quelque chose ». Il manquait quelque chose d’inexplicable, d’indescriptible, qui est présent dans le stade lorsque le public est là, mais qui disparait lorsqu’il n’y est pas. Pourtant, les matchs se jouent, même sans public.

Si je devais décrire ce qu’est le football aujourd’hui, je dirais que c’est un objet social fort, dans lequel il y a différents rôles, assumés par différentes personnes. Ces rôles peuvent évoluer dans le temps, même au sein d’un match, entre les différents protagonistes (spectateurs, joueurs, encadrement, organisation du match, organisation de la compétition). Ces différents rôles et les évolutions associées nourrissent des énergies et demande de l’énergie. C’est quelque chose de circulaire.

Définir une vision est un aspect important dans un projet. Définir cet idéal qui n’est pas immédiatement atteignable mais qui inspire toutes les parties prenantes du projet, jour après jour. C’est un peu ce à quoi l’on doit aspirer en permanence. Pour vous, quel est cet « idéal » ?

Cet idéal, c’est le modèle de jeu. En m’ouvrant à différents courants et notamment, à toutes les théories qui tournent autour des systèmes, une phrase de Jean-Louis Le Moigne m’avait interpellé. Il écrivait : « pour comprendre un système complexe, on doit le modéliser pour construire son intelligibilité (sa compréhension) ». Donc pour le rendre intelligible, on va faire des choix. Des choix d’ordre et des choix de désordre accepté.

En associant cette phrase à l’idée de modèle de jeu, on s’aperçoit que prendre une orientation dans la manière dont on veut voir jouer son équipe, revient à créer des récurrences, un certain nombre de principes et de règles, afin qu’une certaine forme d’ordre se crée et que tout le monde se reconnecte sur des instants à cet ordre-là. C’est ce qui nous permettra de nous dire : nous nous comprenons, nous jouons ensemble.

Si je devais qualifier le type de jeu qui me plait aujourd’hui, ce serait un peu un complément de la réponse précédente. L’idée qu’il doit y avoir quelque chose de spectaculaire, même si le spectaculaire est parfois caractérisé par un appel en profondeur ou un retour défensif. Être dans l’engagement, ça a aussi un côté spectaculaire.

Il y a deux choses qui m’intéressent quand on joue un match de football. Avoir le ballon et l’avoir un maximum. Quelque part, on rentre dans une logique d’attaque. Ma préoccupation principale est donc d’avoir le ballon et lorsqu’on ne l’a pas, d’attaquer rapidement l’adversaire pour le récupérer, parce qu’il y a une forme de frustration de ne pas l’avoir.

Donc, nous devons développer des mécanismes qui nous permettent d’être dans une logique de conservation de la balle et de sa récupération, lorsque on ne l’a pas. Ce n’est pas forcément la possession de la balle qui est intéressante, c’est le fait de pouvoir manipuler l’adversaire avec elle.

Il y a donc un temps de jeu qui devient rapidement prioritaire, c’est le fait de jouer dans le dos de l’adversaire, le fait de le déséquilibrer. Le déséquilibrer dans des logiques de lignes (déséquilibre partiel), mais aussi le déséquilibrer totalement.

Ce que nous allons le plus rechercher, c’est comment impacter l’adversaire lorsque nous avons la balle, à la fois en nous créant de l’espace et en saisissant cet espace. Sur le plan défensif, ce que nous allons chercher à faire en priorité, c’est récupérer la balle. Donc les temps de jeux qui sont prioritaires dans ma philosophie de jeu et donc dans mes entraînements, ce sont ces deux-là.

Il y a deux autres aspects qui doivent être présents dans le groupe avec lequel je suis en relation au quotidien et qui ne sont pas négociables. D’abord, il y a la volonté de jouer en ayant le ballon, contrairement à ceux qui jouent sans avoir le ballon. Ensuite, c’est d’être dans une logique d’effort lorsque nous n’avons pas le ballon, pour le récupérer assez rapidement. Un effort mental, un effort physique, etc. Nous devons aimer avoir le ballon et détester ne pas l’avoir.

Mes convictions s’articulent autour de trois axes :

  1. Lorsque nous avons le ballon, nous devons être en mesure de nous créer des situations dans le camp adverse, en accumulant un certain nombre d’avantages dans le jeu. C’est à dire en faisant progresser le ballon proprement, afin d’exploiter les différents espaces que nous avons réussis à nous créer en manipulant l’adversaire. Ça, c’est la préparation du jeu.

  2. Déséquilibrer l’adversaire en attaquant sans cesse la profondeur. L’adversaire doit constamment se sentir menacé dans son dos. Cet axe est lié au premier, car s’il y a une menace constante dans le dos de l’adversaire, même quand nous sommes dans une logique de faire progresser la balle, nous progresserons de fait plus rapidement.

  3. Récupérer le ballon le plus rapidement possible.

On peut appréhender ces trois axes de deux manières différentes. Soit on les considère comme des éléments différents, soit comme un seul et unique élément. C’est tout l’enjeu de la réflexion et de la conception que l’on doit avoir de l’activité, de son modèle de jeu et donc, du « comment » l’opérationnaliser au quotidien.

Aujourd’hui, ma volonté est de relier ces trois axes afin qu’ils soient en permanence présents dans la volonté des joueurs, dans l’attitude qu’ils ont par rapport au jeu, mais aussi que le système d’entraînement soit complètement en cohérence avec ces éléments-là.

Même lorsque nous préparons un match, que nous identifions les difficultés que l’adversaire pourrait nous poser ou nous imposer, nous devons rester dans cette logique. Nous allons lui imposer des choses avec et sans ballon.

Pour moi, être protagoniste de son match, c’est choisir de tout mettre en place pour que certaines choses se produisent, d’en rester maître et d’avoir la capacité de les appliquer à tout moment du match.

Comment appréhendez-vous la question de l’alignement du staff, des joueurs ou encore du public sur cette vision ?

Deux cas relatifs à cette question d’alignement au sein du staff me viennent à l’esprit. Le premier, c’est lorsqu’on intègre un staff déjà formé. Le second, c’est lorsqu’on intègre un nouveau staff. Dans le 1er cas, ce qui est important, c’est de partager sa vision, mais de garder en tête que cela peut ne pas fonctionner ou ne pas bien fonctionner, si la vision n’est pas partagée.

Il faut donc absolument arriver à être suffisamment persuasif, non pas par la parole, mais par ce que l’on fait au quotidien. J’ai connu cette situation à Lyon. Persuader les gens, au travers de ce qu’ils font, des émotions qu’ils vivent, du plaisir qu’ils prennent à aligner les matches et les entraînements, dans la logique de parfaire quelque chose qui ne sera jamais parfait. Tendre en permanence vers cet idéal, sans jamais l’atteindre. S’en rapprocher de temps en temps et s’en éloigner le lendemain, tout en conservant cette relation avec quelque chose qui évolue dans le temps.

Je pense avoir obtenu l’adhésion lorsqu’ils ont vu que cela fonctionnait, qu’ils prenaient du plaisir à mettre en place certaines choses et que j’essayais de relier leurs compétences à la méthodologie. J’essayais d’intégrer les compétences et l’expertise de chacun au système, de manière à alimenter les objectifs de ma propre vision au départ, pour qu’ensuite ils se sentent acteur et important dans le système, donc responsable de ce qui se passe. En trois saisons au club, avec trois staffs différents, je pense que c’est comme ça que cela s’est produit.

Le deuxième cas, c’est quand on est hors du staff et qu’on est amené à le rejoindre. J’ai une position très claire par rapport à ce cas-là. Je pose mes attentes et ma vision sur la table avant de rentrer dans le staff. Si toutefois on n’est pas d’accord, je n’y vais pas. Je ne suis pas à la recherche d’un contrat, je suis à la recherche d’une manière d’appréhender le jeu et son entraînement. Si ce n’est pas partagé, c’est sûrement qu’on ne peut pas travailler ensemble.

Avant de signer au Red Star, je m’étais fixé trois enjeux sur mon premier entretien avec Habib Beye. Le premier, c’était : est-ce que nous sommes humainement compatibles ? Parce que je ne le connaissais pas. Le deuxième : est ce que nous sommes footballistiquement compatibles ? Le troisième : est ce que nous sommes dans une logique de collaboration « one shot » ou de long terme ? Ayant eu les trois réponses que j’attendais, j’ai choisi de rejoindre ce projet-là. Pour moi, au niveau d’un staff, cela se joue de cette manière-là.

Concernant les joueurs, ce qui est difficile, c’est de composer avec autant d’horizons différents et de perceptions différentes. Il y a deux logiques qu’il faut nourrir : une logique d’efficacité et une logique associée à la prise de plaisir à être efficace. Le système d’entraînement doit favoriser ces éléments-là.

Lorsque les joueurs viennent à l’entraînement, qu’ils savent qu’ils vont jouer dans le but de nourrir quelque chose qui leur procure du plaisir, quelque chose dont ils sont fiers, quelque chose où il y a une forme d’aboutissement et une conviction en ce qu’ils font qui se développe avec le temps, je trouve que c’est le meilleur moyen de les faire adhérer.

Cela n’empêchera pas que de temps en temps, nous perdrons des matchs et que nous ne serons pas dans une logique d’efficacité. Néanmoins, dans ce contenu-là, que devrons nous retenir relativement au chemin que nous devons parcourir ?

A l’inverse, nous gagnerons aussi des matchs sans être bons dans ce que nous cherchons à réaliser. C’est pour cela qu’il est très important de garder une relation authentique par rapport à nos objectifs dans le jeu.

C’est peut-être un peu utopique, mais les joueurs doivent être capables de s’affranchir (un peu) des résultats, pour comprendre la logique qui nous anime. Pour que le jeu soit le moteur de ce qui va se passer ensuite, que le résultat soit la conséquence de ce qu’ils font.

De temps en temps, ils doivent aussi accepter une forme de frustration parce que le résultat n’est pas à la hauteur de ce qu’ils ont produit. A l’inverse, ils doivent aussi être conscients que parfois, le résultat est positif, mais que le chemin emprunté n’est pas le bon.

Le meilleur moyen de faire transpirer tout cela chez les joueurs, passe par une application la plus fidèle possible de la vision que nous avons définie, à chacune des étapes. S’il n’y a pas de cohérence ou d’alignement, que nous nous satisfaisons uniquement des résultats positifs, que nous abandonnons certains principes quand le résultat est négatif, que nous ne sommes pas capables de voir ce qui est bien fait dans un match que nous avons perdu, mais que nous aurions mérité de gagner, cela peut devenir compliqué.

Ensuite, il y a le rapport aux spectateurs. Il y a deux aspects. Premièrement, nous devons raisonner en fonction du contexte dans lequel nous intervenons. Il faut que le jeu proposé soit en correspondance avec les attentes des gens qui viennent nous voir.

Mais je pense aussi qu’un environnement « s’éduque », lorsqu’il y a de la cohérence dans la démarche, dans la manière dont nous menons nos séances quand les supporters viennent les voir, dans la manière dont nous jouons nos matchs, dans le rapport qu’il y a entre performance et résultat. Le fait d’assumer lorsque nous jouons mal et de ne pas se satisfaire de victoires qui se sont construites sur des faits de match et pas sur le jeu, participe à cette éducation.

Nous ne serons pas d’accord avec tout le monde parce qu’on ne peut pas l’être, mais les gens verront en nous une certaine démarche et s’ils y adhèrent, peut-être qu’ils reviendront au stade. Le meilleur moyen d’évaluer leur adhésion, c’est celui-là. Les gens doivent aimer leur équipe, le club, le contexte dans lequel nous jouons et l’étape ultime, c’est qu’ensuite ils aiment le jeu. Qu’ils le voient un peu comme nous le voyons. Aujourd’hui les gens qui vont voir Manchester City ou Barcelone, ils ont un peu été aidés sur la paire de lunettes à porter.

Ce n’est pas simplement gagner, c’est « comment » gagner. Le spectateur monte en expertise au fur et à mesure des matchs, à travers les conférences de presse, le fait que l’entraineur adopte une posture qui est en phase avec la vision qui a été définie, et tout cela, dans le temps. C’est un bon moyen pour séduire et rallier les gens à sa cause, ou pas. Ils ont le droit de ne pas être d’accord. Mais si vous êtes cohérent dans votre démarche, ceux qui sont d’accord au départ, seront d’accord tout le long.

Parfois, on est rattrapé par les résultats, on est contesté par la presse, mais je crois que ce n’est pas grave. L’important c’est de se dire: « voilà, nous on vise ça et on va tout faire pour y arriver. » Il faut accepter que parfois cela ne marchera pas, mais qu’on le fera de cette manière.

Apprentissage et performance sont des phénomènes qui sont souvent confondus et cette confusion peut avoir une grosse influence sur la compréhension de ce qu’il se passe. Que mettez vous en place pour appréhender avec de la cohérence entre toutes les parties prenantes, l’analyse de votre équipe et de vos joueurs au regard de cette confusion ?

Avec le staff, lorsque nous revoyons en vidéo une situation qui s’est produite durant un match, nous pensons faire de l’analyse, mais ce ne sont que des interprétations de ce qui s’est passé. Pourquoi ? Parce que lorsque nous évaluons les décisions prises par les joueurs, nous ne prenons pas forcément en compte les éléments qu’eux-mêmes ont pris en compte. Nos grilles de lecture respectives peuvent être différentes,

Chacun regarde les matchs avec son propre prisme. Même si nous faisons en sorte d’harmoniser nos attentes, les angles de vue peuvent être complètement différents. Certains vont raisonner d’un point de vue mécanique, d’autres par rapport à l’aspect tactique ou encore le contexte de jeu proposé par l’adversaire, etc. Donc cela crée des entrées complètement différentes.

Nos échanges ne font que flirter avec la vérité. Cela étant dit, il faut tout de même que nous ressortions quelque chose de ces échanges. J’essaie toujours d’adopter une position assez mesurée dans l’évaluation, parce que je me défends d’être trop affirmatif. A l’inverse, je me défends de ne pas me positionner. Par ailleurs, lorsqu’on s’engage sur une réponse ou une évaluation, il faut aussi accepter que l’inverse peut être aussi vrai.

Avec les membres du staff nous devons nous positionner et nous mettre d’accord sur la voie à suivre. Ensuite vient le plus difficile, l’évaluation avec les joueurs. Lorsque nous faisons les retours de match avec eux, nous nous apercevons que leur évaluation est souvent dictée par des choses qu’ils auraient vécus ou pas et de manière différente.

Certains les ont vécus intensément sur le terrain, d’autres depuis le banc et d’autres en tribune. Les statuts sont complètement différents. Malgré tout, il faut arriver à se mettre d’accord. C’est là, que la relation au modèle de jeu est importante. Il faut être très clair avec les joueurs. Lorsqu’on leur énonce un principe, il faut leur dire que c’est quelque chose qui va nous permettre de comprendre le jeu ensemble, d’en parler, mais que ce n’est pas un principe qui doit être appliqué à toutes les situations.

Je dirais même que si nous leur demandons d’appliquer un principe dans une situation précise, ils doivent savoir qu’ils ont peut-être une autre solution pour répondre à la problématique à laquelle ils font face. C’est ce qui est difficile avec les joueurs, parce que lorsqu’on implémente des principes ou des règles d’action, ils peuvent en faire une application assez scolaire. Parfois, cela réduit un peu la flexibilité, leur capacité à répondre de manière un peu plus responsable à la situation.

Dans cette phase d’évaluation, j’ai toujours une posture qui est plutôt « questionnante ». A l’inverse, dans l’enseignement, je pose très peu de questions. Je crée les contextes et je les laisse les vivre et repartir avec quelque chose ou pas. Je n’en sais rien d’ailleurs, mais j’essaie de le vérifier à chaque match. Plutôt que de diriger leur attention sur ce qui est « bien fait ou mal fait », je vais plutôt mettre l’accent sur les éléments importants de la situation et ce qui doit être pris en compte.

Par exemple, nous faisions un retour à la suite d’un match amical et l’angle d’analyse que l’on avait choisi était : « nous nous sommes créés beaucoup de situations de supériorité positionnelle dans le match, mais combien de fois en a-t-on tiré avantage ? ». Nous avions des situations intéressantes qui apparaissaient et disparaissaient. Des joueurs très bien placés à qui nous aurions dû donner la balle, mais qui ne la recevaient pas et même des joueurs qui recevaient la balle avec un avantage, mais nous n’arrivions pas conserver cet avantage.

Dans notre analyse nous n’avons pas voulu amener les joueurs vers l’habituel « c’est bien fait, c’est mal fait », car tout le monde est capable de le faire. On voit tous quand on perd la balle, que l’action va au bout ou encore que l’on ait réussi (ou pas) à déséquilibrer l’adversaire. Le plus important, c’étaient les éléments à prendre en compte pour être efficace dans cette situation-là.

Le fait d’utiliser la vidéo pour échanger avec les joueurs nous a permis de faire émerger les différents points de vue, en centrant leur attention non pas sur les réponses à apporter, mais sur les questions à se poser dans les situations visionnées. Même si nous savons que pendant la situation jouée, ils ne se posent pas ces questions-là.

C’est une forme de manipulation hors terrain comme Pedro Silva les catégorise. Elle nous permet d’orienter la perception des joueurs dans l’environnement. Que doivent-ils prendre en compte ? Quels sont les éléments discriminants dans ces situations ? L’évaluation va être conditionnée par la pertinence des éléments choisis. D’ailleurs, c’est au travers de ce type d’évaluation que l’on s’aperçoit que les joueurs regardent beaucoup le ballon.

Ce qui est intéressant dans ce constat, c’est qu’en dépit d’un scan très faible de leur environnement, beaucoup de joueurs, relativement au niveau où ils évoluent, arrivent tout même à se sortir de situations avec une forte pression spatio/temporelle…

Cela veut aussi dire que la perception n’est pas seulement visuelle et qu’on peut se sortir de situations sans être informé. On parle souvent de la notion de rationalité limitée dans la prise de décision. Pour certains, elle est même très limitée, mais malgré tout ils s’en sortent.

En échangeant avec un joueur, il m’avait dit : « l’une des choses qui m’a le plus servi, c’est qu’on ait beaucoup travaillé la prise d’informations ». Je lui ai répondu que je ne pensais pas que ce soit ça qui lui ait le plus servi. Ce n’est pas le fait de prendre l’information qui est important, c’est ce qu’il regarde qui l’est.

Cela nous renvoie aux propos de Carles Martinez Novell lors de votre conférence de 2019. Il disait : « quand un joueur scanne un espace avec une intention, il cherchera à en ressortir ce qui peut l’intéresser ». Peut-être que ce n’est pas toujours fait consciemment, mais en tout cas, quand le jeu est installé et qu’on sait quels sont les espaces que nous voulons visiter ou attaquer, pour ensuite déséquilibrer l’adversaire, le joueur sait ce à quoi il doit faire attention. Il sait ce qu’il cherche dans l’environnement.

C’est pour cela qu’il doit y avoir un préalable. Il faut être d’accord sur ce que l’on recherche, sur la manière dont on veut jouer, pour qu’ensuite, lorsque les joueurs sont en situation de jeu, nous puissions orienter leur perception sur les éléments discriminants.

Donc l’un des objectifs de l’entraînement, c’est d’arriver à recréer des contextes qui leur permettent de vivre des situations où ils vont pouvoir essayer de prendre les informations les plus intéressantes, pour orienter leurs décisions.

Pour moi, entraîner au football aujourd’hui, c’est placer les joueurs dans des contextes où ils prennent sans cesse des décisions.

En ce sens, la notion de référentiel commun, chère à Jean-Francis Gréhaigne, permettant aux joueurs d’interpréter les événements de la même manière, est centrale. L’usage du mot « seul » pour signifier à un partenaire qu’il a du temps et/ou de l’espace, lorsqu’on a une faible connaissance du pouvoir d’agir de ce dernier, montre que l’interprétation conditionne la prise de décision et l’exécution.

Sur la notion du « seul, il y a d’abord son filtre à soi. Mais au-delà de soi, il y a surtout l’autre. On ne dira pas « seul » de la même manière à deux joueurs différents. Donc la réflexion ne porte pas sur soi, mais sur le pouvoir d’agir de l’autre. Prenons l’exemple d’un gardien de but qui cherche à ressortir le ballon. Certains choix de passes pourraient paraître risqués pour certains, mais seront perçues comme des opportunités de jeu pour d’autres. Pourquoi ? Parce que le pouvoir d’agir des receveurs potentiels n’est pas le même.

Une bonne équipe se construit sur la qualité des interactions entre ses différents éléments. La qualité et la fluidité de ces interactions passeront par une très bonne connaissance de la capacité de l’autre à gérer telle ou telle situation. Il y a un phénomène qui est important dans le football, c’est l’interdépendance. C’est quelque chose à prendre en considération lorsqu’on est le destinataire de la passe, mais aussi lorsqu’on est celui qui réalise la passe.

Vivre à la place de l’autre, être capable d’évaluer qu’à conditions équivalentes, une passe mettra en grande difficulté un premier joueur mais pas un autre, c’est quelque chose de très important.

Si j’étais gardien de but, comme lorsque j’étais jeune, je ne relancerais pas de la même manière sur tous mes partenaires, car en fonction du contexte, ce serait un vrai problème pour certains d’entre eux. Problème qui deviendrait inévitablement le mien, en tant que gardien de but.

Des notions comme la coopération, la cohésion ou encore la socio-affectivité, nous renvoient à cette idée de créer des relations suffisamment profondes entre les personnes afin qu’elles aient une bonne connaissance du pouvoir d’agir de chacune d’entre elles.

Il va donc y avoir une forme d’émergence, les joueurs vont se nourrir les uns les autres, dans le but d’être performants. Le rôle des coachs, c’est donc aussi de créer des conditions pour que ces choses-là émergent. Avec le staff, nous demandons parfois aux joueurs s’ils parlent entre eux, de ce qu’ils aiment faire sur le terrain, où ils aiment recevoir/utiliser le ballon, etc.

Au-delà de leur poser cette question, notre devoir est de leur proposer des contextes qui les aideront à comprendre dans quelles situations leurs partenaires sont les plus performants. Ces moments-là sont très importants et je vais faire un petit parallèle avec les marqueurs somatiques. Ce sont des moments où il faut valider ou invalider certaines choses. Les joueurs vont ressentir des choses et si la voix du coach valide ce qui se passe à ce moment-là, certaines choses s’installeront dans le temps.

Cela nous renvoie à la différence entre apprentissage et performance. Dans ces situations d’apprentissage du jeu collectif, le joueur n’apprend pas à mieux jouer, il apprend à mieux jouer avec l’autre/les autres. C’est là que nous avons un rôle important à jouer. Nous sommes, en quelque sorte, garant du fait que cela durera ou non, en validant ou en invalidant.

Justement, après la généralisation de l’usage de la vidéo et celle de la data qui est en cours, est-ce que la prochaine « révolution » ne serait pas celle de l’apprentissage ?

Il y a même eu une révolution avant. Les cursus STAPS ont formé énormément de préparateurs athlétiques. Aujourd’hui il y a de nombreuses formations d’analystes vidéo, qui est un rôle qui se systématise dans les clubs. Dans chaque staff, on va retrouver au moins un préparateur athlétique, un analyste vidéo et la data, c’est le vœu de tout le monde d’avoir quelqu’un qui gère cet aspect-là.

Effectivement, l’apprentissage est un sujet, la montée en expertise et le développement des moyens sur des ressources qu’on a toujours négligées jusqu’à maintenant, en est un autre.

Par exemple, certains clubs ont déjà ou réfléchissent à avoir deux entraîneurs de gardien de but. Pourquoi ? Parce que lorsque on a quatre gardiens à l’entrainement et qu’il y en a deux qui sont en situation de jeu à 11 contre 11, les deux autres qui sont en attente doivent faire un spécifique. S’il n’y a qu’un entraîneur de gardien de but, il est obligé de s’occuper du spécifique et ne peut être dans la relation qu’un entraineur doit avoir avec le jeu et le modèle de jeu.

Il y a donc un certain nombre de pistes d’évolution comme celles évoquées, qui se développent à l’étranger ou en France et qui peuvent être assez significatives.

Concevoir des situations d’apprentissage qui soient cohérentes avec l’activité et surtout favorisant l’émergence de la coordination collective, est un « art » difficile.

L’une des difficultés majeures, c’est l’ingénierie. C’est à dire, comment je crée une situation d’apprentissage et quels sont les principes méthodologiques à respecter pour qu’il y ait apprentissage ?

Il y a eu la résolution de problèmes, la découverte guidée, etc. et ce qui ressort aujourd’hui, c’est que les contextes d’apprentissage ont besoin d’être contraints. Cependant, plus les contraintes sont fortes, plus on s’éloigne de la réalité.

Nous ne devons pas accumuler les contraintes, car plus il y en a, plus nous donnons d’informations à traiter aux joueurs et plus nous conditionnons ce qui va se passer. In fine, cela bloquera un peu les choses ou créera des contextes peu incertains.

Les situations ne comportant qu’une ou deux contraintes, qu’elles soient spatiales, temporelles, sur un droit d’action, un nombre de joueurs, les alternatives de jeu, etc. permettent de recréer des conditions assez proches de la situation de compétition, mais assez différentes pour que des phénomènes que l’on n’a pas l’habitude de voir puissent se produire.

L’autre aspect, qui me semble aussi important, c’est la relation que nous avons avec la répétition. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’éducateurs qui se frustrent parce que lorsqu’ils construisent un contexte d’apprentissage, la répétition du phénomène qu’ils souhaitent voir émerger, n’est pas assez importante. Ils finissent par se retrouver dans une approche quantitative des choses.

J’aurais tendance à dire que si ce qu’ils veulent voir émerger ne se présente que deux fois en cinq minutes, mais qu’ils déploient les bonnes ressources pour accompagner cette émergence, c’est peut-être préférable. Les joueurs vont être amenés à gérer cette émergence, en étant plongés dans le jeu.

Par ailleurs, ce que l’on oublie souvent, c’est que l’entraineur n’apprend rien aux joueurs. Nous ne sommes pas là pour apprendre le football à qui que ce soit. J’aurais presque tendance à dire, que nous ne sommes même pas là pour l’enseigner.

L’entraineur doit déterminer comment il veut que son équipe joue, évaluer à quel degré elle le fait en match et déterminer ce qui doit être développé. Ensuite, il doit déterminer comment, à l’entrainement, il accompagnera ses joueurs pour qu’ils construisent des comportements qui répondront aux problématiques identifiées. C’est un peu bizarre à dire, parce que les coachs sont aussi sur le devant de la scène, mais pour moi, notre rôle se rapproche plus d’un service de back office, que de maître du jeu.

D’ailleurs, je trouve que nous ne sommes pas très importants pendant l’entraînement. Nous sommes importants dans les décisions que nous prenons avant l’entraînement.

La capacité à anticiper et à prendre de bonnes  décisions au bon moment est fondamentale en football. Néanmoins, les rapports d’opposition (et donc la prise de décision active), ne semblent pas encore la pierre angulaire de la conception des situations d’apprentissage.

Pour moi, c’est une question de perspective. La manière dont nous allons considérer le joueur, le jeu ou encore les paramètres de la performance va conditionner la manière dont nous allons construire notre système d’entraînement. A l’école, par exemple, les choses sont souvent organisées par matière : mathématiques à 8 h, géographie à 9 h, arts plastiques à 10 h, etc. et nous avons tendance à fonctionner de la même manière en football.

Le problème, c’est que le jour du match, toutes ces « matières » sont mises dans un même pot et interagissent. Des propriétés qui n’existaient pas au départ, émergent. Tant que nous n’avons pas conscience de cela, que l’on ne l’accepte pas, c’est difficile d’impacter son système d’entraînement.

Tant que nous avons une approche analytique des choses, malheureusement ou heureusement, nous traiterons les choses de cette manière-là. Dès que l’on prend conscience de la complexité de tous ces systèmes, on repense déjà sa manière de concevoir son système d’entraînement.

On repense sa manière d’appréhender la performance. On repense sa manière de développer l’individu. On repense sa manière de développer l’équipe, de développer l’individu dans l’équipe et l’équipe dans l’individu. Tant que nous n’avons pas conscience de toute cette complexité, qu’il faut aller du micro vers le macro, du macro vers le micro, c’est compliqué.

C’est compliqué de changer les choses que nous avons vécues en tant que joueur, à l’école ou lorsque nous entendons parler de football. Tant que nous n’avons pas pris conscience de l’émergence, nous ne pouvons pas envisager l’entraînement autrement.

Alors, en disant cela, je n’ai résolu aucun problème. C’est juste une interprétation du pourquoi les choses fonctionnent comme cela actuellement. Aujourd’hui, lorsqu’on me dit qu’il est nécessaire de faire du travail analytique et que je demande pourquoi, le seul argument que l’on me propose c’est un besoin, sans plus de détail. Je donc toujours la question du transfert, car étant donné la nature d’un match de football, le joueur sera évalué sur quelque chose de complètement différent.

On prépare le joueur à faire un 1500 mètres et alors qu’il va être évalué à faire du football. On le prépare à manipuler un ballon sans rapport d’opposition, mais il va être évalué à faire du football. La compétition restera toujours la compétition. Le match reste le match. Les rapports d’opposition restent les rapports d’opposition. Cela ne changera pas, alors pourquoi ne pas partir de là ?

Mais c’est notre pensée analytique qui est comme ça. « Comment peut-on jouer au football, si on ne sait pas faire une passe ? » C’est quelque chose que l’on a entendu des millions de fois. Comment peut-on jouer un match de football, si l’on n’est pas en forme ? Mais c’est quoi être en forme ? C’est être en forme pour jouer au football.

Aujourd’hui, il y a deux courants qui sont positionnés aux extrêmes d’une même droite et la position de sagesse se situe au milieu. « Il faut faire un peu des deux. » Mais moi, dans 100 % de mes choix, jamais je n’irai vers l’analytique. Je me trompe peut-être, mais j’ai choisi de fonctionner comme cela.

Le 1c1 est un exemple intéressant pour approfondir cette question. Lorsqu’à l’entrainement on isole ce type de situation, met-on l’attaquant et le défenseur concerné dans les meilleurs conditions pour faire face à cette problématique en match, sachant que c’est une situation où il y a quand même un rapport d’opposition, mais que certaines composantes du jeu et certaines sources d’informations ont disparu (partenaires, adversaires, etc.) ?

Lorsqu’on génère un 1 contre 1 sur le terrain, on abandonne beaucoup de choses. On abandonne ce qui se passe avant et ce qui se passera après. On abandonne les interactions possibles avec d’autres adversaires, d’autres partenaires. On limite l’interaction à un joueur. On va donc biaiser les conditions du 1c1 dans un match, en toute connaissance de cause.

La question qui subsiste, c’est encore celle du transfert et donc de comment le joueur va se servir de ce travail de 1c1 lorsqu’il sera dans « le grand bain », avec le reste des joueurs ? Pour moi, même s’il y a un rapport d’opposition dans un 1c1 en isolation, à partir du moment où il n’y a pas de rapports de coopération potentiels et d’opposition forts, ce n’est pas un vrai 1 contre 1.

Pendant des années, on a fait des entraînements spécifiques où on prenait les attaquants, on leur faisait faire de la finition pour qu’ils marquent des buts, qu’ils aient confiance, mais aussi avec l’ambition de développer leurs ressources motrices dans les gestes de finition. Ce qui sauve un peu les apparences, c’est qu’il y a quand même un rapport d’opposition avec le gardien de but et une forme d’incertitude.

Mais le fait de ne pas avoir de partenaire avec soi ou d’adversaire qui vient perturber les décisions et le geste envisagé, lorsqu’il n’y a pas de rapport d’opposition, éloigne des conditions du match et donc des possibilités de transfert. En fonctionnant de cette manière-là, les joueurs vont construire des habitudes dans un environnement qui n’existe pas.

Les joueurs seront donc très bons en finition, sans adversité à la fin de l’entraînement, face à un gardien de but, mais ce n’est pas sûr que ce soit de bons buteurs. Si par bonheur ils deviennent des bons buteurs, on associera cela à ce travail-là. Ça c’est un problème.

En tant que coach, l’efficacité de l’apprentissage se situe dans le transfert. C’est à dire la capacité qu’ont les joueurs à reproduire tel ou tel comportement en situation de compétition. De manière durable et stable, c’est à dire peu importe les contextes auxquels ils doivent faire face. Un adversaire faux-pieds, un adversaire plus grand, un adversaire plus rapide, etc.

SI on ne part pas de la situation de compétition pour concevoir ses situations d’entraînement, on oublie des choses. On laisse des choses sur le bord de la route. Soit c’est quelque chose que l’on accepte et c’est un choix comme un autre, mais la pire des choses c’est d’avoir ce mode de fonctionnement sans avoir conscience de tout ce que cela implique.

Lorsque j’étais à l’OL et que nous parlions de la méthodologie, on me disait que j’étais un extrémiste de l’approche globale. Je leur disais : « vous avez le droit de faire de l’analytique. Mais ayez conscience que vous choisissez d’abandonner un certain nombre d’éléments ».

Honnêtement, des séances médiocres, j’en fais régulièrement. Le problème n’est pas d’être bon ou mauvais. Ce qui est important, c’est d’avoir une démarche en cohérence avec l’essence du jeu, du sport, de l’activité qu’on essaye de faire pratiquer aux gens dont on a la responsabilité.

Chacun est maître de ses choix. Je ne critiquerai jamais une situation d’entraînement proposée, je questionnerai la prise de conscience sur ce qui est abandonné. Au même titre que lorsqu’on fait du tout global, il faut avoir conscience qu’à certains moments, nous n’avons peut-être pas le niveau de disponibilité nécessaire pour travailler. Il faut toujours questionner le contexte dans lequel les choses se réalisent.

Plus que le contexte global d’apprentissage, le contexte global, c’est le niveau de disponibilité des joueurs, le contexte émotionnel de l’effectif à ce moment-là qui est déterminant. Pour être un bon concepteur de situations d’apprentissage, il faut se poser beaucoup de questions.

Qu’est ce que vous évoque la notion de « prise de risque », lorsqu’on parle de football ?

Pour moi, c’est une limite de la langue française et c’est pour ça que la philosophie est très importante dans notre activité. Quand en français on dit : « prends un risque« , en anglais on aura plutôt tendance à dire « take a chance« . Cela change complètement la relation que l’on va avoir avec l’initiative qui va être engagée.

Pour moi, c’est juste une posture pour le joueur, mais celle-ci est conditionnée par différentes choses : quel est son contexte personnel à ce moment-là ? Est-ce que cela va remettre en cause sa place sur le terrain ? Est ce qu’il peut remettre en cause sa place dans ce club-là ? Est-ce qu’il a le frigo de sa famille à remplir à ce moment-là ? Ce sont toujours des décisions qui sont prises dans un contexte précis.

Pour un coach, c’est la même chose. A un moment donné, si on se situe plus dans « ne pas prendre de risque », que dans « prendre des initiatives », c’est aussi lié au contexte dans lequel on évolue. Néanmoins, lorsque ce que l’on veut proposer passe par la provocation de l’erreur chez l’adversaire, la génération de difficultés, à un moment donné, on est obligé d’être dans l’initiative.

Nous ne sommes pas dans l’attente de son erreur, nous voulons la provoquer en créant des espaces, en manipulant un joueur pour libérer un partenaire, en restant volontairement dans un espace pour permettre à ses partenaires de jouer, etc.

Lorsqu’on est dans cette idée de protagonisme, on garde forcément la main sur les choses et on est dans l’initiative. Néanmoins, on peut avoir un jeu complètement protagoniste sur l’aspect défensif. C’est à dire qu’on défend et on impose quelque chose à l’adversaire pour vite récupérer le ballon ou l’empêcher d’avancer, en fonction d’un objectif momentané ou de manière générale avec son équipe.

Mais je pense qu’il y a des équipes qui sont dans l’attente de l’erreur de l’adversaire. Pour ces équipes, il faut que l’opportunité de jeu apparaisse, pour qu’elles engagent quelque chose. Ce sont plutôt ceux qui considèrent qu’il ne faut pas prendre de risques qui fonctionnent comme ça. Pour moi, c’est d’abord une posture culturelle. Dans certains clubs, dans certaines équipes et dans certains contextes de fans, la moindre initiative peut être considérée comme une remise en cause de tous les gens qu’il y a dans le stade.

À l’inverse, dans d’autres clubs, si tu n’as que des passes en retrait, une circulation du ballon en « U », c’est à dire sous l’espace de jeu effectif de l’adversaire, le public partira à la demi-heure de jeu.

Le public est un élément de contexte supplémentaire qui influence ta manière d’appréhender les choses. Il y a des coachs qui sont peut-être considérés comme des fous dans certains contextes, mais ces mêmes coachs proposeraient la même chose ailleurs et cela stimulerait tout le monde.

C’est pour cela qu’il faut être en symbiose avec son environnement lorsqu’on prend ces décisions-là, quand on a le luxe de pouvoir choisir les clubs dans lesquels on travaille et tout le monde n’a pas ce choix-là. J’espère pouvoir faire ce choix là tout au long de ma vie. C’est à dire, avoir un club qui me correspond par rapport à la relation que j’ai à l’initiative.

J’espère aussi que le jour où je serai dans un contexte où l’équipe ne prend pas d’initiatives, le public montrera son mécontentement en nous disant : « aujourd’hui, ce n’était pas terrible » et pouvoir leur répondre « on sait ! On assume. On est tous d’accord. On s’y remet dès le prochain match ».

Pour moi, tout ceci fait partie de l’éducation. Il y a des coachs qui ont réussi à changer la vision d’une ville complète, voire d’un pays par rapport à ce qu’il faisait. Ces mêmes coachs ont été en grande difficulté dans d’autres contextes, parce que les gens n’ont pas adhéré à leurs idées. C’est pour cela qu’il faut très bien évaluer où l’on met les pieds et si l’on est en phase avec le type de jeu, la manière d’appréhender les choses, la communication qu’il faut avoir, la posture qu’il faut adopter par rapport à l’environnement, dans ce contexte-là.

Mais encore une fois, peut-être qu’avoir le choix c’est un luxe. Je l’ai eu avec le Red Star et j’en suis très heureux, mais peut être qu’un jour je devrai trouver un contrat pour nourrir ma famille, comme j’ai dû le faire par le passé. Peut-être que ma pensée évoluera à ce moment-là. Néanmoins, je suis quand même bien marqué par l’idée que pour gagner un match de football, il faut le jouer.

Vous évoluez depuis longtemps dans ce contexte (le football) où les émotions sont exacerbées. Après toutes ces années, qu’avez-vous appris sur la nature humaine ?

Je pourrais répondre de deux manières qui sont complètement opposées. J’ai côtoyé tellement de personnes dans ces expériences-là, qu’aujourd’hui, je pense que je ne pourrais pas travailler avec tout le monde. J’ai besoin d’être connecté, en termes de valeurs, d’idées, de relation au projet, de relation à la difficulté.

Quand j’ai parlé de jeu avec Habib, lors de mon premier rendez-vous avec lui, je lui ai posé la question suivante : « si on perd deux matchs et qu’on est avant-dernier, est-ce qu’on continuera avec cette même vision ? »

C’est une question à laquelle il est peut-être facile de répondre, mais qui est plus difficile à appliquer. Ce qui m’intéressait, c’était de connaitre la relation qu’il allait avoir avec toutes ces idées dans un contexte défavorable. Il m’a apporté une réponse qui était assez importante pour moi.

Ce n’est pas la nature de la réponse qui m’a plu, c’est le courage qu’il y avait derrière. Nous sommes dans un milieu dans lequel on est exposé, dans le positif et le négatif. Mais quand tu navigues sans cesse entre les deux, peut être que ton attitude peut évoluer.

Pour moi, le fait de rester toi-même dénote une relation très proche ou très profonde avec le courage. Il ne s’agit pas tellement de se renier ou d’aller au bout de ses idées, si on prend les deux extrêmes, il s’agit plutôt de se dire : « si c’est moi, il faut que ce soit moi ».

Il faut que ce soit moi, même dans mes contradictions, dans mes abandons de temps en temps. J’ai vraiment apprécié une chose que Habib à faite après un match que nous avions gagné, mais nous n’avions pas joué comme on le voulait. Il l’a assumé devant tout le monde. C’est important de dire ces choses-là.

Pour moi, le courage c’est aussi très proche de l’honnêteté et l’authenticité. Pour durer, il faut être courageux dans le temps et donc avoir une relation honnête avec ce que tu fais, ce que tu ne fais pas, ce que tu abandonnes de temps en temps, ce que tu récupères, ce que tu voles à un autre éducateur.

Ces expériences-là me permettent aujourd’hui de modéliser la personne que je souhaite être, pour vivre dans ce milieu. Je souhaite être en phase avec l’essence de mon engagement. Si à un moment donné, je m’éloigne un petit peu de ce chemin là, ce qui peut arriver, c’est d’être en phase avec les gens avec qui je suis engagé, pour avoir une relation saine avec eux.

Ce qui ressort de tout ça, c’est que l’on en revient vite aux valeurs. La « leçon » de l’expérience, c’est que les valeurs profondes resurgissent dans l’expérience de vie et aux moments clés. Je vis actuellement un moment clé de ma vie. J’ai fait des choix sur le plan familial pour vivre mon rêve et j’ai l’impression que si à un moment donné, je sors de ma ligne de conduite, ça ne marchera pas.

Ma ligne de conduite, aujourd’hui, se construit autour de deux éléments : le courage et l’honnêteté. Être courageux dans le temps. Courageux pour travailler, courageux pour prendre des décisions, mais aussi les assumer et être honnête avec les gens avec qui je travaille au quotidien.

On a le droit de ne pas bien faire, on a le droit de faire différemment, mais il faut le dire. Quand on fait quelque chose, il faut le dire et il faut aussi faire ce que l’on dit. Pour moi, c’est important. Parfois, la difficulté que cela pose, c’est qu’on attend que les autres soient pareil que nous. C’est pour cela qu’aujourd’hui, je ne pourrais pas travailler avec tout le monde et je le sais.

Je ne suis pas compatible avec tout le monde. L’objectif, ce n’est pas de faire. L’objectif, c’est de faire bien. Mais bien, comme je l’entends, ce qui n’est pas forcément le bien au sens universel du terme.

C’est finalement une force de savoir ce que l’on est, mais surtout ce que l’on n’est pas et ce qu’on ne veut pas.

Je pense que c’est quelque chose qui évolue avec le temps. Etant donné que le contexte est tout le temps changeant, je me rends compte que ma posture ou mon bien être sont fortement influencés par le déroulement de la séance d’entrainement. Je peux aller très bien le matin, ne pas du tout aimer un exercice que j’ai proposé aux joueurs et tout va changer.

Je ne parle pas de la réalisation des joueurs. J’assume et je me dis qu’il y a quelque chose que j’ai du mal réaliser, s’ils ne se sont pas impliqués comme ils le devaient. Donc émotionnellement, cela peut vite ressembler à des montagnes russes.

A partir de là, je me dis qu’il va falloir reconstruire quelque chose pour que la séance du lendemain soit meilleure et que je passe moi-même une meilleure journée, en tant qu’’entraîneur adjoint au Red Star.

Dans ce métier, on a tellement la nécessité de prendre de la hauteur sur ce que l’on fait, pour sans cesse questionner son processus de travail, qu’on en vient à adopter la même attitude vis à vis de soi-même et dans différents contextes. On dit souvent qu’il faut se remettre en cause.

C’est quelque chose qu’on dit souvent aux joueurs et qu’on entend dans tous les domaines. Ce serait la clé de la réussite dans la vie. Prendre une position méta nous aide à comprendre beaucoup de choses sur nous-même et sur la relation que nous avons avec notre environnement. Mais parfois, il faut accepter qu’on ne puisse pas changer certaines choses, parce que c’est trop profond pour nous.

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