Entraineur de football, directeur sportif et auteur de nombreux ouvrages sur le « jeu des jeux » (Paco Seirul lo), Óscar Cano Moreno a partagé sa vision iconoclaste du football, partout où il est passé.
Convaincu par l’approche systémique, nous lui avons donc demandé de nous parler de son parcours et de définir ce qu’est, pour lui, le rôle de l’entraineur.
Chaque dimanche vous recevrez des idées sur l’analyse du jeu, l’entrainement ou encore l’apprentissage.
Comment avez-vous débuté votre carrière d’entraineur de football et pourquoi avez-vous choisi de vous rapprocher de Juan Antón, illustre entraineur de handball et professeur à l’université de Grenade ?
Quand j’ai commencé à entrainer, je me souviens que je n’avais pas vocation à être coach. Dans le quartier où j’ai grandi, il y avait un club de football et ils ne trouvaient pas d’entraîneur pour un groupe d’enfants de 10-11 ans, alors ils m’ont proposé de m’en occuper. Comme la plupart des enfants étaient mes voisins et leurs parents étaient des amis, j’ai accepté. J’avais aussi précisé que je ne prendrai le groupe que pendant une semaine, le temps qu’ils puissent trouver un coach.
Mais au cours de cette semaine-là, j’ai pris conscience des responsabilités de ce rôle, car les parents et la famille des joueurs m’appelaient tous les jours pour que je parle aux enfants de l’importance de bien manger, d’aller à l’école et qu’il était essentiel d’être attentif en classe. Aussi, j’ai demandé au club de prolonger l’expérience un peu plus longtemps … C’est à ce moment-là, que je me suis rapproché de Juan Antón, qui est de mon point de vue, la personne qui a le mieux formalisé la logique interne des sports collectifs.
« Je n’avais pas vocation à être coach »
A l’époque, il était professeur à l’université de Grenade, je connaissais certains de ses livres et j’ai décidé de lui demander l’autorisation d’assister à ses cours comme auditeur libre. C’est comme cela que j’ai suivi ses cours pendant deux ans et demi, sans même être inscrit à l’université. A mes yeux, Juan Antón a été une personne ressource essentielle dans l’organisation des idées à propos du jeu, dans le cadre de la pensée complexe.
Évidemment, il est très important, que ce mode de pensée n’aille pas à l’encontre de la véritable logique du football, de ses caractéristiques, bref, de son essence. Juan représentait tout cela et le voir donner des cours avec une telle passion, un tel amour pour son sport, à susciter une vocation. Il est un pilier fondamental pour moi. Aujourd’hui, nos contacts sont moins nombreux, mais chaque fois qu’il publie un livre, et dernièrement il en a publié plusieurs, nous nous contactons et nous en discutons.
Plus que la connaissance du jeu ou des principes tactiques, Juan Antón vous a transmis l’amour du jeu mais plus encore l’amour des joueurs et plus encore de la transmission ?
Oui, c’est une transmission globale. Je pense que la relation avec Juan a fait émerger chez moi, ou plus précisément, a optimisé ma passion pour le football, enfin pour un certain type de football. En plus, c’est quelqu’un qui m’a beaucoup aidé dans la compréhension des concepts tactiques, non seulement pour les organiser, mais aussi pour envisager leur logique intrinsèque qui est déterminée par la manière dont ils se manifestent.
C’est-à-dire que les principes ne sont pas figés, évidemment selon les circonstances ils auront un dénominateur commun, mais surtout ils ont une pluralité. Or, cette pluralité est fondée sur les qualités des joueurs. Par exemple, si vous jouez un deux contre un, cette situation ne représentera pas la même chose pour Mbappé et Griezmann que pour vous ou moi, n’est-ce pas ?
Juan nous a beaucoup apporté, sur la définition des principes tactiques fondamentaux, mais aussi sur le fait d’appréhender ces concepts tactiques avec une définition variable, selon les conditions de leur manifestation et en fonction des qualités des joueurs. Personne ne joue au football de la même manière. Chaque personne, chaque joueur, chaque groupe ou chaque interaction est différent. Juan a été un phare dans la nuit de mon début de carrière, pour donner corps à des principes naissants.
Vous avez été entraineur chez les jeunes, récemment chez les seniors, dans des clubs amateurs et des clubs professionnels. Selon-vous, quel est le rôle de l’entraineur chez les jeunes et est-il identique à celui chez les adultes ?
Pour moi, il n’y a pas de différence, au-delà du fait qu’évidemment la compétition, la formation et l’apprentissage sont différents selon l’âge des joueurs. Il n’y a pas de différence, parce que peu importe l’âge des joueurs, le but est d’optimiser le potentiel de chacun. En tant qu’êtres sociaux, cette optimisation ne peut pas s’envisager en extrayant l’individu du réseau de relations dont il fait partie.
Le rôle essentiel dans toutes les catégories d’âge, est d’identifier et découvrir la compétence qui peut être extraite de chaque joueur. Nous sommes des entraîneurs, mais nous ne donnons pas d’outils aux joueurs et nous ne leur apprenons rien. En réalité, nous sommes des explorateurs, non pas de ce que les joueurs savent eux-mêmes mais davantage des compétences qu’ils partagent entre eux.
« Peu importe l’âge des joueurs, le but est d’optimiser le potentiel de chacun »
En d’autres termes, nous devons rechercher cette émergence qui peut avoir un impact qualitatif important mais, cela n’est possible qu’en tenant compte des capacités d’interaction qui existent dans notre groupe. En d’autres termes, si je veux qu’un joueur apprenne quelque chose, cela ne peut se faire qu’au contact de certains coéquipiers et dans un certain contexte.
Par conséquent, nous devons créer des contextes d’opportunités afin que le joueur puisse exprimer ce qu’il est, ce qui est aussi valable chez des enfants de dix ans, les jeunes de quinze ans ou des adultes de vingt ou trente ans. Que ce soit l’entraîneur de Barcelone, de Manchester City, des U12 du Paris Saint Germain ou des U15 de l’Olympique Lyonnais, tous devraient chercher cela. L’optimisation du joueur passe par l’optimisation du modèle d’organisation, et de la configuration des relations, qui est l’endroit où la compétence est extraite et ce processus est commun à toutes les tranches d’âge.
« Nous sommes des explorateurs, non pas de ce que les joueurs savent eux-mêmes mais davantage des compétences qu’ils partagent entre eux »
Au-delà des résultats et du classement, il faut prendre en compte le fait que les êtres humains sont naturellement compétitifs dès la naissance. Il n’est donc pas nécessaire d’abreuver de compétitivité un être qui l’est déjà naturellement. N’oublions pas, qu’à notre naissance, notre première action est de pleurer parce que nous voulons manger. Nous sommes donc, dès notre premier instant, déjà compétitifs.
Je ne crois pas qu’un entraîneur doive donner un supplément de compétitivité aux joueurs, d’autant qu’il faut faire très attention. Le résultat, à certaines étapes, peut être un facteur limitant dans l’optimisation du joueur. Parler uniquement du score pour relever que le résultat n’est pas satisfaisant, est de mon point de vue limité et il vaut mieux évaluer tout le travail mis en œuvre au regard des capacités des joueurs. L’expression des joueurs, au regard de leurs qualités, est aussi un résultat extrêmement qualitatif.
« Nous devrions élargir la notion de résultat car il est important d’évaluer la qualité de vos idées ainsi que le processus d’optimisation de tous les joueurs, indépendamment du niveau supérieur de nos adversaires, à l’instant T »
Par exemple, dans notre championnat U16, nous constatons que cinq ou six équipes sont bien meilleures que la nôtre, il serait logique que ces cinq ou six équipes soient mieux classées à la fin de la saison. Le résultat et la compétition ont également à voir avec le fait que, semaine après semaine, vous percevez que l’équipe évolue et progresse. Selon moi, c’est aussi un résultat qualitatif ! Nous devrions élargir la notion de résultat car il est important d’évaluer la qualité de vos idées ainsi que le processus d’optimisation de tous les joueurs, indépendamment du niveau supérieur de nos adversaires, à l’instant T.
Selon vous, l’entraineur est un facilitateur ou mieux, un créateur de contextes favorables. Comment avez-vous mis en place cette approche et vos convictions, lorsque vous étiez à la tête de la sélection nationale U19 du Qatar, un pays très différent culturellement et qui n’est pas hispanophone ?
Mon expérience au Qatar a été grandement facilitée par ce qui avait été fait auparavant avec cette sélection U19 et la méthodologie mise en place par la fédération. Roberto Olabe, l’actuel directeur du football à la Real Sociedad, a été un personnage central dans cette expérience, puisqu’il a trouvé en moi le profil qui donnait une certaine continuité à ce qui avait été construit.
La sélection était composée de joueurs de niveau très différent, avec trois ou quatre joueurs qui, dans le contexte asiatique, étaient de bons joueurs. Le reste de l’effectif avait un niveau équivalent au quatrième ou cinquième échelon U19 en Espagne.
Nous avons essayé d’identifier précisément certains modèles de connexion entre les joueurs, d’un point de vue structurel. C’est-à-dire, identifier une organisation qui pouvait nous permettre d’avoir une équipe fonctionnelle, au sein de laquelle la position de certains joueurs pouvait influencer très positivement les joueurs moins performants. Nous avons donc créé un système de relations, un réseau de compétences, qui a permis à l’équipe de très bien jouer lors de plusieurs tournois internationaux et notamment, lors de la coupe d’Asie, que nous avons remportée.
« Nous avons essayé d’identifier précisément certains modèles de connexion entre les joueurs, d’un point de vue structurel. C’est-à-dire, identifier une organisation qui pouvait nous permettre d’avoir une équipe fonctionnelle, au sein de laquelle la position de certains joueurs pouvait influencer très positivement les joueurs moins performants »
Notre jeu a donc attiré l’attention, ce qui a créé, je pense, l’enthousiasme chez ces jeunes joueurs avec une culture où il est très difficile de se dépasser parce qu’ils ont déjà tout. Dans le monde occidental, dans nos pays, nous nous levons chaque matin pour essayer de gagner notre vie, pour ainsi dire, eux, ont déjà leur vie toute tracée avant même de naître. D’un point de vue matériel, ils vivent dans une bulle, or nous avons considéré qu’il était essentiel, que ces joueurs, ressentent le plaisir de se sentir utiles, par le jeu.
Ce sentiment d’utilité naissant, à travers le jeu, a permis aux joueurs d’être heureux et d’éprouver un sentiment d’efficacité, de plasticité et de former un groupe très enthousiaste, au sein de la société qatarie. Tout cela, il faut le rendre à Roberto Olabe et à tous les techniciens. Il m’a engagé, lorsqu’il dirigeait la fondation Aspire au Qatar, c’est pourquoi il a eu une grande influence auprès de cette fédération. Felix, l’actuel sélectionneur chez les A, est le symbole de ce travail, après avoir dirigé presque toutes les catégories d’âge dans les sélections nationales.
Ce travail de fond, avec l’intégration des trois ou quatre meilleurs joueurs de chaque génération, a permis de mettre en place une organisation capable de remporter le dernier championnat asiatique. C’est d’autant plus remarquable, qu’il est très difficile de mobiliser ces garçons dont le niveau de motivation intrinsèque n’est pas très élevé, mais il faut souligner la qualité du travail préalable, qui a beaucoup facilité ce que nous avons ensuite fait.
« La fonction principale de l’entraîneur est, je le répète, de découvrir et de créer des contextes ou certains modèles d’organisation permettent d’optimiser le joueur, dans une boucle récursive »
Pour en revenir au rôle de l’entraineur et sa fonction de facilitateur ou de concepteur de contextes favorables, je crois que nous ne pouvons pas favoriser quelque chose qui n’a pas déjà été encouragé au préalable. C’est à ce moment-là que nous devons être assez intelligents, pour trouver une organisation qui relie certains joueurs de manière à ce chacun puisse exprimer quelque chose, qui potentiellement existe déjà, même si nous ne l’avons pas encore vu, ce potentiel est latent.
En tant qu’entraineur, nous sommes donc de véritables explorateurs et notre travail est basé sur la reconnaissance et l’identification des qualités des joueurs, afin que la compétence, présente de manière latente, puisse émerger. La fonction principale de l’entraîneur est, je le répète, de découvrir et de créer des contextes ou certains modèles d’organisation permettent d’optimiser le joueur, dans une boucle récursive. L’équipe est optimisée tout en optimisant le joueur et inversement, ainsi un apprentissage spiralaire est provoqué avec le sentiment partagé de grandir ensemble.
L’entraineur fait donc partie intégrante de la boucle de rétro alimentation composée du joueur, de l’équipe et de l’entraineur, mais comment celui-ci se positionne-t-il dans cette forme spiralaire d’apprentissage ?
L’entraineur n’occupe pas de place spécifique. Nous faisons partie intégrante de cette boucle, étant donné que tout est interconnecté, que nous le voulions ou non, que nous en soyons conscients ou non. Dans le monde, tout est interconnecté, mais nous allons nous focaliser sur qu’est une équipe de football.
En y regardant de plus près, l’entraineur, lui aussi, a des désirs, des craintes, des contradictions, mais je crois qu’un bon entraîneur est celui qui se demande ce qu’il est dans tout cela. En tant qu’être humain, nous avons aussi des aspirations et nous sommes intrinsèquement entreprenants, dès lors, comment intervenir dans cette dialogique entre ce que je veux être et ce que mon équipe peut être ? Il faut gérer cette contradiction.
« Nous devrions complètement changer le paradigme à partir duquel nous observons la réalité, en sachant que l’observateur fait partie de l’observation, par conséquent, nous ne sommes pas de simples observateurs mais des participants »
Nous devons faire face à cette contradiction, en arrivant dans un club : « j’ai des aspirations en tant qu’être humain » et comme je le disais récemment à Pep Guardiola, « moi aussi, je veux être heureux ». De mon point de vue, de manière intrinsèque, nous sommes interventionnistes, sans même intervenir, sans même vouloir intervenir. Nous devrions complètement changer le paradigme à partir duquel nous observons la réalité, en sachant que l’observateur fait partie de l’observation, par conséquent, nous ne sommes pas de simples observateurs mais des participants.
Notre grande mission, c’est de découvrir la compétence et de favoriser toutes les connexions possibles entre nos joueurs, dans la limite de qu’il est possible de faire. En partant d’une grande quantité de connexions possibles, nous devrons en extraire la qualité et comme nous abordons les connexions, les relations, fatalement, nous abordons la composition de l’équipe et le choix de ceux qui vont débuter le match. En tant qu’entraineur, nous avons la responsabilité de choisir l’équipe idéale, nous intervenons donc, de manière absolue dans tout ce qui se passe.
Indépendamment des résultats variables et incertains qui sont inhérents au football, nous devons faire ce que parviennent à faire les grands entraîneurs, à savoir être content de voir jouer leur équipe sans la dénaturer. Il y a un exemple incroyable avec la carrière de Pep Guardiola, en regardant ses équipes à Barcelone, au Bayern Munich et à Manchester City, les évolutions de ses organisations sont marquées par les qualités, les caractéristiques et les profils des joueurs mais personne ne cesse d’être lui-même, bien au contraire ! Certains joueurs ont découvert des compétences en eux, qu’ils ne pensaient pas avoir, comme Philip Lahm, actuellement Joao Cancelo ou Messi en faux 9, etc.
« Indépendamment des résultats variables et incertains qui sont inhérents au football, nous devons faire ce que parviennent à faire les grands entraîneurs, à savoir être content de voir jouer leur équipe sans la dénaturer »
C’est donc là, tout le savoir-faire de Guardiola, il a construit des équipes et réussi à les faire jouer de manière fluide et naturelle. Tout cela tient au fait que les joueurs font ce qu’ils savent faire, mais de manière différente, avec des qualités différentes, puisque les effectifs sont différents au Barça, au Bayern Munich ou à Manchester City. Pour autant les équipes ont toutes joué d’une façon qui le rend heureux, il a été capable de réunir tout le monde et je pense que c’est le principal travail de l’entraîneur.
Au regard de votre parcours et de la diversité de vos expériences, être heureux devant l’expression collective de son équipe et le partage d’une bulle harmonieuse au sein du club est-il aussi conditionné au fait que la personnalité et les convictions de l’entraineur soient en synergie avec l’identité et les valeurs du club et plus largement du contexte social de la ville, à l’image de Marcelo Bielsa qui semble à l’aise et en réussite dans des villes ouvrières comme Bilbao, Marseille ou Leeds ?
Oui, je pense que c’est très important. Pour moi, l’être humain a une caractéristique qui lui est propre peu importe l’endroit où il va. Nous avons un rôle de transformation, pas seulement d’adaptation. C’est-à-dire qu’un entraineur, mais avant tout une personne, arrive avec ses ressources, ses idées et en somme, elle ne peut s’empêcher d’être elle-même.
En ce sens, Marcelo Bielsa s’intègre bien dans ces clubs, dans ces populations, avec sa façon d’être, avec sa façon de vivre. C’est un entraîneur, un homme, qui ne fait pas étalage du luxe, avec de grandes valeurs morales et cela le rend évidemment beaucoup plus proche de ces couches sociales les plus populaires. Les valeurs que Bielsa transmet, sa façon de vivre modestement, bref, tout ce qu’il fait pourrait être fait par n’importe quel citoyen. De ce point de vue, il gagne l’affection des gens, parce qu’ils le voient comme un semblable, avec cette modestie, cette humilité qu’il a au quotidien.
Le plus intéressant, ce sont les qualités d’un entraîneur et sa capacité à ne pas laisser les émotions de côté, puisqu’elles font partie de nous et qu’elles sont orientées par notre façon d’être. En tant qu’entraineur, pour transmettre quelque chose, nous le faisons à partir de l’émotion, si nous ne ressentons pas notre discours, de toute évidence, cette transmission ne pourra s’opérer.
« Nous avons un rôle de transformation, pas seulement d’adaptation. C’est-à-dire qu’un entraineur, mais avant tout une personne, arrive avec ses ressources, ses idées et en somme, elle ne peut s’empêcher d’être elle-même »
Les clubs devraient choisir leur entraineur ou s’interroger sur le type d’entraîneur qu’ils souhaitent engager, au regard des valeurs du club. Dans le cas de Leeds, ses valeurs ancestrales, son parcours chaotique dans l’élite et la façon dont le club est intégré dans la ville, correspond très bien à la personnalité de Bielsa et réciproquement.
Pour ma part, je pense que lorsqu’un club m’appelle, ce club sait quel entraineur il contacte, avec une certaine sensibilité, une approche particulière de la compétition, qu’il veut gagner, mais en utilisant des moyens peut-être un peu différents. Et moi, j’imagine qu’ils m’appellent pour ce que je suis, je n’essaie pas d’être quelqu’un que je ne suis pas.
Partout où je suis allé, j’ai essayé d’être moi-même et d’exercer librement tout ce qui a trait à la responsabilité d’entraîneur. Par conséquent, je pense que cette identité doit être utile à quelque chose, comme c’est le cas de Guardiola ou des nombreux entraîneurs étrangers qui exercent dans le championnat anglais.
L’Angleterre avait besoin d’un vent nouveau, d’insuffler de nouveaux concepts, de nouvelles idées car elle était freinée par son histoire et n’évoluait pas. Il se peut donc que vous ayez un rôle de transformateur, que le club qui vous sollicite ait des caractéristiques similaires à ce que vous êtes et que cela ne transformera pas l’idée de départ, mais l’enrichira.
Je pense qu’il est important que les clubs prennent en compte l’homme qu’ils font venir, et pas seulement son palmarès. Parfois, certains entraîneurs n’ont rien gagné pendant dix ans, dans un certain contexte, puis dans un environnement différent, ils commencent à obtenir des résultats grâce à la synergie entre les différentes parties : le club, la ville et l’entraineur, afin que tout puisse parfaitement se combiner.
Vous utilisez un vocabulaire emprunté aux théories des systèmes dynamiques non linéaires quand vous utilisez les termes de synergie, de contexte, de complexité, d’interaction. Ce courant de pensée influence-t-il votre quotidien ou cela reste un peu éloigné de la réalité de l’entraineur ?
Absolument pas, c’est même la chose la plus pratique qui soit. Quoi que vous observiez, quel que soit l’être vivant que vous observez, vous ne pouvez l’observer qu’à partir du paradigme qui correspond à la nature du vivant, c’est-à-dire le paradigme de la complexité. La contextualisation relie tout cela, puisque contextualiser, c’est comprendre l’unité et l’interrelation entre le joueur, son environnement, les différents membres d’une équipe et d’un club.
C’est comprendre que les événements ne peuvent pas être observés de manière isolée. Comprendre que tout ce qui se passe dans le jeu (un dégagement, une passe, etc) est lié au système de relations qui permet à une passe de se produire de cette manière particulière et à ce moment précis. Finalement, la pensée complexe nous invite à voir les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire liées, interconnectées, sensibles aux perturbations émergentes dans le contexte du football.
« La pensée complexe nous invite à voir les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire liées, interconnectées, sensibles aux perturbations émergentes dans le contexte du football »
Dans un match, il y a un adversaire qui représente une importante perturbation, et c’est pourquoi la question n’est pas de savoir si je veux observer le jeu autrement, c’est juste qu’il n’y a pas d’autre paradigme possible. Je veux dire que vous ne pouvez pas envisager un phénomène complexe à partir d’un paradigme linéaire ou réductionniste. Nous sommes une interaction et les qualités que j’exprime en tant que joueur sont visibles parce qu’il existe une série d’interrelations qui me permettent de les exprimer. Cette interconnexion provoque l’émergence de certains événements, qu’on le veuille ou non.
Je le répète, contextualiser, c’est comprendre l’unité entre le joueur et l’environnement, ainsi que le produit de leur relation. La pensée complexe m’a appris que l’équipe adverse n’est pas seulement un adversaire, c’est aussi un facilitateur. C’est donc autant mon ennemi, que mon ami, parce que lorsqu’il court-circuite certaines connexions, il élargit ma palette en ouvrant le champ de nouvelles opportunités. La pensée complexe, c’est distinguer sans séparer le jeu en phases et en sous-phases, ni fragmenter le joueur avec d’un côté le physique, la tactique, le mental, etc.
On m’a récemment interrogé à propos de l’échec des équipes espagnoles dans les compétitions européennes, en mettant sur la table le déficit physique de nos équipes au regard de la vitesse de Mbappé, par exemple. Mais, la réalité, c’est que Mbappé est tout simplement très bon. J’ai entraîné un certain nombre de joueurs bien plus rapides que lui, mais ils n’ont pas joué au-delà de la Nationale 2.
« La pensée complexe m’a appris que l’équipe adverse n’est pas seulement un adversaire, c’est aussi un facilitateur. C’est donc autant mon ennemi, que mon ami, parce que lorsqu’il court-circuite certaines connexions, il élargit ma palette en ouvrant le champ de nouvelles opportunités »
Kylian Mbappé est un très bon joueur, mais j’imagine qu’il évolue aussi dans un système de relations qui lui permet d’être au meilleur de ses possibilités. La pensée complexe consiste aussi, par exemple, à deviner que la modification spatiale, le changement de position de certains joueurs, permettra de mieux jouer … Ou moins bien.
Prenons l’exemple très significatif, du FC Barcelone, qui a gagné 12 matchs consécutifs en jouant un très bon football pendant 10 semaines. Comment se fait-il que les mêmes 11 joueurs alignés n’aient pas pu être performants avant ? Ces mêmes joueurs mais dans une structure différente, en commençant par les trois d’en bas, et notamment Frenkie de Jong qui permet une meilleure connexion avec ceux de l’intérieur qui peuvent être proches les uns des autres. La distance de relation entre Busquets, Messi, Pedri est modifiée pour mieux se connecter avec Jordi Alba et Sergino Dest qui fixent les extérieurs à différentes hauteurs et dans différentes modalités pour mieux se trouver à l’intérieur.
« Kylian Mbappé est un très bon joueur, mais j’imagine qu’il évolue aussi dans un système de relations qui lui permet d’être au meilleur de ses possibilités »
Pour moi, Griezmann et Dembélé ne participent plus aussi activement à la construction du jeu dans l’espace proche du ballon, pour mieux se dédier à ce qu’ils sont, à savoir des joueurs de pénétration et de finition. Ce nouveau système de relations dans les positions des joueurs a modifié leur distance de relation et fait apparaître un nouveau football, avec les mêmes joueurs.
Ma vie a beaucoup changé depuis une quinzaine d’années, depuis la découverte d’Edgar Morin, Fritjof Capra ou Werner Heisenberg. Beaucoup d’auteurs m’ont permis de prendre part, en tant qu’observateur, mais aussi en tant que participants et formateurs, à un système de relations et d’observer les événements ou tenter de les comprendre à partir du paradigme le plus approprié.
Le rôle essentiel de l’entraineur est d’observer, mais vos références interpellent, puisque vous citez beaucoup de personnes finalement assez éloignées du football. Se former de manière continue en lisant des auteurs comme Edgard Morin, consulter des chercheurs comme Carlota Torrents ou des professeurs comme Paco Seirul-lo, cette ouverture perpétuelle d’esprit vous aide dans votre travail d’observation au quotidien ?
Je crois que le football n’est pas en dehors de quoi que ce soit et que personne n’est en dehors de quoi que ce soit, même si je comprends bien votre question puisque cela m’arrive aussi. Ce n’est pas facile pour un entraineur de transmettre verbalement, car les mots sont des éléments d’un langage créé à partir d’un paradigme simpliste. Chaque fois que nous exprimons une idée, nous l’exprimons d’un point de vue définitif puisque nous voulons définir les choses, mais le mot en lui-même ne reflète pas votre esprit, c’est juste le mot que vous utilisez. J’écris un livre en ce moment et dans une partie…
Vous voyez, je l’ai dit : « dans une partie » du livre. Le mot « partie » est réducteur, presque aveuglant, mais la langue ne me permet pas d’utiliser un autre terme. C’est précisément un sujet que j’aborde dans le livre.
« Pour en revenir à Edgard Morin, je pense qu’il n’est pas éloigné du football et que le football ne l’est pas d’Edgar Morin, puisque nous parlons d’organisations humaines et pour ainsi dire, les mêmes principes sont utilisés dans tout système constitué d’êtres vivants. »
C’est pour moi, de plus en plus difficile d’écrire, parce qu’il y a des termes, des mots que nous avons conçus de telle manière, qu’ils s’opposent les uns aux autres. Nous pouvons prendre l’exemple de l’égoïsme et de l’altruisme, qui sont deux faces d’une même pièce de monnaie, à l’image de ce que nous avons évoqué sur la relation entre mon équipe et l’équipe adverse. Pour en revenir à Edgard Morin, je pense qu’il n’est pas éloigné du football et que le football ne l’est pas d’Edgar Morin, puisque nous parlons d’organisations humaines et pour ainsi dire, les mêmes principes sont utilisés dans tout système constitué d’êtres vivants.
Le football n’est pas différent de la nature, d’une forêt, comme une entreprise n’est pas très différente d’une équipe de football, tous les êtres vivants cherchent une forme d’expression efficace dans leur environnement. Celui qui observe n’est pas un objet, il est un sujet, par conséquent, toute observation et toute idée est une opinion. Elle n’est donc pas objective, mais subjective. Tout ce que nous pensons est conditionné par la manière dont nos connaissances sont construites or nous ne pouvons percevoir que ce que nous connaissons, aussi chaque événement est ouvert à de multiples interprétations, dans la mesure des capacités du cerveau humain.
Finalement tout dépend de nous. Lorsque nous approchons un phénomène, nous l’interrogeons et en même temps, nous nous interrogeons sur ce que nous percevons et concevons. Si tout dépend de notre questionnement, nous devrions le remettre en cause afin de trouver ce paradigme à partir duquel nous pourrions comprendre notre observation, tout en étant intégré à ce que nous nous observons.
« Le football n’est pas différent de la nature, d’une forêt, comme une entreprise n’est pas très différente d’une équipe de football, tous les êtres vivants cherchent une forme d’expression efficace dans leur environnement »
Une des grandes qualités du football, c’est d’offrir cela. En réalité, le joueur n’a pas besoin de comprendre le jeu, puisque le jeu n’est rien en soi, si ce n’est ce que les joueurs produisent. C’est ce que nous appelons le jeu. Si le jeu est le produit du joueur, dans une boucle récursive, alors le joueur doit se comprendre et comprendre les autres, dans les différentes formes de relation que nous entretenons pendant que nous jouons dans un contexte variable.
En d’autres termes, les joueurs doivent identifier comment devenir les meilleurs possibles, pour eux-mêmes, leurs coéquipiers et leurs adversaires. Selon moi, c’est là que réside la grande connaissance. Imaginez qu’un joueur se connaisse assez bien et qu’il comprenne les formes d’interactions favorables au jeu de son équipe, sans être prisonnier de la mécanique des différents postes.
D’ailleurs, aucun comportement ne peut être figé, enfermé dans un poste. Dans un sport ouvert comme le football, cela n’a aucun sens. Aussi, nous devons revoir la manière dont nous pensons construire la connaissance avec les joueurs, et cela nous rapproche inexorablement de personnes, comme Edgar Morin.
« Les joueurs doivent identifier comment devenir les meilleurs possibles, pour eux-mêmes, leurs coéquipiers et leurs adversaires »
Pourquoi ne pas s’intéresser à Edgar Morin s’il peut apporter la richesse pour nous permettre de mieux jouer et gagner plus de matchs de football ? D’autant que, l’entraineur, dans tout ce processus méthodologique, est celui qui doit reconnaître les capacités tout en comprenant que ce que nous observons et analysons ce sont les joueurs. Qui sont-ils ? Qui sont-ils dans le jeu ? Sachant que les joueurs sont de nature interactive et eux-mêmes des systèmes dynamiques et complexes.
Nous ne disons pas que Guardiola a découvert en Cancelo un milieu de terrain, parce que Cancelo avait les capacités motrices pour faire ce qu’on lui demande tout en prenant en compte ce qu’il est intrinsèquement au sein des relations du tissu global de cette équipe. Il est possible, qu’en évoluant dans une autre équipe, il ne saurait peut-être pas comment jouer ce rôle au milieu de terrain puisqu’il est aussi dépendant de son environnement, des partenaires autour de lui, des relations qu’il entretient avec eux.
« Celui qui observe n’est pas un objet, il est un sujet, par conséquent, toute observation et toute idée est une opinion. Elle n’est donc pas objective, mais subjective »
L’entraîneur, à partir de l’entraînement et du match qui sont les deux faces d’une même pièce, puisque nous participons à un championnat et que nous entraînons, doit tenter de provoquer et répondre aux contextes, qui ne sont rien d’autre que des opportunités pour exprimer naturellement la meilleure version de l’équipe. Voilà ce qu’est pour moi le coaching, il n’y a pas d’autre moyen. Les grands coachs nous le prouvent en allant vers un produit vivant, c’est-à-dire la relation.
Nous sommes connectés et, que nous le voulions ou pas, nous ne sommes étrangers à rien, c’est pourquoi je m’ouvre au maximum. Il y a un livre de Fritjof Capra qui s’appelle « Le Tao de la physique » qui explique certains parallèles évidents entre le mysticisme oriental et la science moderne. Ces parallèles sont pour moi évidents et expliquent pourquoi je considère qu’Edgar Morin est l’un des meilleurs entraîneurs de l’histoire du football, au même titre que Guardiola ou Klopp, sont parmi les meilleurs scientifiques de l’histoire.
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