L'entraineur est un concepteur d'environnements d'apprentissage

Chercheur et professeur à la Sheffield Hallam University, Keith Davids est depuis 25 ans, l’un de ceux qui ont le plus contribué à l’interprétation de la performance sportive, l’acquisition d’habiletés, le développement de l’expertise/talent ou encore la conception d’environnement d’apprentissage au travers d’un cadre théorique basé sur l’interaction et la manipulation des contraintes (tâche-environnement-individu).

Auteurs et co-auteur de nombreuses recherches sur le sujet, nous avons essayé de comprendre comment ce cadre théorique peut enrichir en pratique, l’apprentissage du football (mais pas que).

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Chaque dimanche vous recevrez des idées sur l’analyse du jeu, l’entrainement ou encore l’apprentissage.

Ce qui est intéressant dans vos idées, c’est qu’elles vont bien au-delà du contexte du sport…

Oui, notre groupe de recherche a appliqué les idées clés de l’approche basée sur l’interaction et la manipulation des contraintes (Constraints-led approach), aux contextes de la performance sportive et de la conception de l’entrainement. Mais avant nous, des scientifiques de haut niveau comme James Gibson, Scott Kelso, Michael Turvey et Karl Newell ont appliqué ces idées à l’étude des comportements humains, comme la coordination et le contrôle des mouvements ou l’apprentissage, de manière plus générale.

Il y a quelque temps, Jean-Francis Gréhaigne nous disait (en paraphrasant Kurt Lewin) : « rien n’est meilleur qu’une bonne théorie pour comprendre ce qu’il se passe ». Qu’en pensez-vous ?

Je pense que c’est une idée très importante, car si vous sortez du contexte de l’entraînement du football, tout enseignant, éducateur ou entraîneur doit s’intéresser au comportement humain. Il existe de nombreuses théories traitant du comportement humain et la « dynamique écologique » (Ecological Dynamics) en est une très importante, car elle met l’accent sur la relation individu-environnement. Je pense que c’est une perspective très utile, qui permet d’avoir une meilleure compréhension de la performance et de l’apprentissage, dans le contexte spécifique du football.

Cette relation individu-environnement est très importante, pour comprendre l’entraînement en football, parce que chaque individu interagit de manière différente avec ce contexte. Il est donc important d’avoir un cadre théorique pour vous aider à concevoir de meilleurs entrainements. Il existe de nombreux cadres parmi lesquels vous pouvez choisir et j’expliquerai plus en détail pourquoi je pense que « la dynamique écologique » est un solide cadre théorique. Mais pour en revenir à votre question, je suis tout à fait d’accord avec Jean-Francis Gréhaigne : tout professionnel qui est intéressé par l’éducation, la formation, l’enseignement et le coaching a besoin d’une bonne théorie pour étayer son travail pratique.

« Tout enseignant, éducateur ou entraîneur doit s’intéresser au comportement humain »

Cela ne veut pas dire qu’un coach doit être le meilleur scientifique du monde. Par exemple, lorsque j’utilise un smartphone, je ne peux vous dire comment il fonctionne précisément. Je ne peux dire quelle est l’électronique ou l’informatique qui se cache derrière, mais je dois être capable de comprendre son fonctionnement pour en tirer le meilleur parti. C’est la même chose pour les entraîneurs de football. Ils doivent avoir une certaine compréhension du comportement humain, de la performance, de la motivation, des émotions, de l’apprentissage…. Et pour cela, il existe différents cadres théoriques.

Le grand défi pour un entraîneur, c’est d’être capable de choisir parmi cette multitude de théories sur le comportement humain et l’apprentissage. Ce choix dépendra de son point de vue et du modèle d’apprentissage qui lui parait le plus cohérent. Dans le passé, le paradigme dominant pour expliquer l’apprentissage et la performance était le comportementalisme. Les modèles Stimulus-Réponse ou Stimulus-Réponse-Conséquence qui sont utilisés pour « dresser » les animaux. Il y a plus de 100 ans, les gens pensaient que les humains pouvaient apprendre de cette façon.

« Le grand défi pour les entraîneurs est d’être capable de choisir parmi une multitude de théories sur le comportement humain et l’apprentissage »

Bien que cette approche ait été dominante, elle a été rejetée parce que les gens ont réalisé qu’en réalité, les humains pensent profondément aux choses et qu’ils font parfois des choses irrationnelles. Ils ne se contentent pas de répondre à chaque fois, de la même manière, à un stimulus. L’idée du comportementalisme est de construire une relation forte entre le stimulus (par exemple, un espace qui apparaît dans une défense) et la réponse (passer le ballon, dribbler ou tirer). Mais il arrive que quelqu’un fasse quelque chose de différent, quelque chose qui n’est pas attendu, comme se retourner et passer le ballon en retrait ou autre chose. Les joueurs peuvent prendre ces décisions eux-mêmes ou une émotion peut se mettre en travers de leur chemin et ils peuvent se comporter de manière imprévisible.

Donc, pour expliquer ce phénomène, un nouveau type de théorie a émergé : les théories cognitives. Ce sont des théories qui se concentrent sur l’aspect mental de la vie : la réflexion, la planification, la résolution de problèmes et même la façon dont les émotions influencent et façonnent le comportement des gens. C’est donc devenu le paradigme dominant pour comprendre le comportement humain.

C’est très intéressant, car il existe différentes perspective pour appréhender le comportement humain. Pour un certain nombre d’entre-nous vos travaux ont été comme une illumination, car ils ont permis de mettre des mots sur des constats pratiques.

Oui, je peux comprendre cela et plusieurs coachs me l’ont dit : ils peuvent voir les avantages pratiques de la dynamique écologique. C’est très intéressant, car cela revient à la notion du « pourquoi avons-nous besoin d’un cadre théorique pour guider notre vie, nos propres comportements », comme vous l’avez mentionné au début.

Certaines personnes pensent que la connaissance à un rôle important, donc en tant qu’entraîneur, vous avez besoin de connaissances sur le football, sur la tactique, etc. Mais il faut aussi avoir une connaissance profonde des gens, de comment ils apprennent, comment les motiver, comment les gérer, comment les aider, savoir quand être un peu ferme, peut-être un peu dur, quand être doux et gentil et comprendre les différences individuelles.

« A bien des égards, les entraîneurs et les enseignants sont comme des scientifiques. Ils essaient une méthode et ils recherchent des preuves »

Mais il existe différents types de connaissances, alors que les gens pensent qu’il n’y a qu’un seul type de connaissance. Ce qu’on appelle la théorie unifiée de la connaissance. Et ce que vous avez décrit là, c’est la connaissance intuitive, ce que j’appelle « la connaissance expérientielle ». La connaissance qui a été acquise grâce à de nombreuses années d’expérience avec des athlètes, des footballeurs de différents niveaux. Et à bien des égards, les entraîneurs et les enseignants sont comme des scientifiques. Ils essaient une méthode et ils recherchent des preuves. Est-ce que cela fonctionne ? Pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas ? Puis-je simplement modifier cette variable ? Est-ce que je peux changer quelque chose ? Ou est-ce simplement une mauvaise idée ?

Tout comme les scientifiques, les entraîneurs et les enseignants construisent aussi des connaissances. C’est l’expérience de travailler avec un joueur pendant des heures, des jours, des semaines, des mois, des années. Souvent, les entraîneurs me disent « vous avez présenté des idées théoriques qui ont confirmé mes convictions en tant qu’entraîneur », mais pour moi, ce sont deux sources de connaissances parallèles. Les connaissances que j’ai acquises, au fil des ans, dans mon rôle d’universitaire sont la conséquence de l’application de connaissances scientifiques afin d’étudier comment les gens apprennent à coordonner leurs mouvements. J’étudie des théories développées dans les mondes de la psychologie, de l’éducation, des sciences, puis j’en applique les idées clés pour comprendre les mouvements humains.

En fait, Les entraîneurs travaillent, comme on dit en anglais, at the coal face. Cela signifie qu’ils sont au fond de la mine et que je suis en haut dans le bureau (rires). Les idées des entraineurs ont beaucoup de valeur, parce qu’il n’y a aucun coach au monde qui s’accrochera à une idée qui ne fonctionne pas. Ils sont semblables aux scientifiques : leur prise de décision doit être façonnée par la preuve des méthodes qui fonctionnent et de celles qui ne fonctionnent pas.

« Il faut garder une vision dynamique du monde et être prêt à changer avec lui »

Mais le problème avec beaucoup de choses dans la vie, c’est qu’elles sont dynamiques. Ce qui signifie qu’elles changent constamment. Elles évoluent et sont façonnées par de nombreux facteurs d’influence. C’est la même chose dans le football. Les connaissances qui sont pertinentes pour l’entraînement ou l’enseignement du football, à un moment donné, peuvent changer parce que les connaissances et les idées sur les tactiques, les formations, les styles, les compétences ou la préparation des joueurs, changent aussi. Il faut donc garder une vision dynamique du monde et être prêt à changer avec lui.

C’est une bonne occasion de définir la théorie, qu’est-ce que la « dynamique écologique » (Ecological Dynamics)?

Oui, c’est une bonne occasion d’en discuter, mais d’abord, j’aimerais revenir un peu en arrière. Nous avons parlé de différentes théories, du fait que le conditionnement fonctionne avec les animaux, mais peut-être pas avec les humains. Puis nous avons parlé de la psychologie cognitive, qui se concentre sur l’aspect mental de la vie.

Cette approche cognitiviste est devenue populaire vers les années 1950, puis a été remise en cause par l’approche écologique au début des années 1980. L’argument était le suivant : on se concentre trop sur l’aspect mental de la vie, alors qu’en réalité, le corps comporte d’autres sous-systèmes et qu’il faut aussi tenir compte de l’environnement. C’est cet accent mis sur la relation de l’individu avec l’environnement qui m’a attiré vers la dynamique écologique.

Maintenant, certains psychologues cognitivistes diraient « mais, nous prêtons aussi attention au rôle joué par l’environnement ». Mais leur manière d’y prêter attention, c’est de dire qu’en apprenant, on construit un modèle du monde dans son cerveau, qui à l’image d’un ordinateur, stocke ces informations. Les 1ères années de développement de la psychologie cognitive ont été fortement influencées par les informaticiens et les ingénieurs.

C’était juste après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les ordinateurs ont commencé à se développer. Des psychologues et des ingénieurs se sont réunis et ont dit « Nous pensons que le cerveau fonctionne comme un ordinateur. Il stocke des informations qui vous permettent de prendre des décisions et ensuite il y a un « output » qui correspondent aux comportements d’une personne ».

« C’est cet accent mis sur la relation de l’individu avec l’environnement qui m’a attiré vers la dynamique écologique »

Mais les psychologues écologiques, comme James Gibson, ont souligné que le principal problème des théories cognitives est qu’elles mettent, peut-être trop, l’accent sur l’internalisation de l’information par l’individu. Certaines théories scientifiques mettent, peut-être trop aussi, l’accent sur l’environnement, en cherchant à comprendre comment il peut façonner un individu. Ce que j’aime dans la dynamique écologique, c’est son échelle d’analyse (interactions individu-environnement), qui est en fait assez difficile à interpréter dans la pratique. On n’analyse pas seulement la personne ou l’environnement. C’est cette échelle d’analyse interactive qui est importante dans la dynamique écologique, cette relation individu-environnement.

Je vais expliquer pourquoi je pense que c’est un très bon cadre pour un entraîneur, un enseignant, un éducateur ou un parent.

La relation individu-environnement signifie que, en tant qu’entraîneur ou enseignant, vous devez traiter chaque footballeur et chaque athlète comme une individualité. Bien sûr, certains peuvent sembler similaires, mais en réalité, il existe des différences individuelles essentielles liées à la génétique, à la composition physique, à l’éducation, au vécu, à la personnalité, à la disposition émotionnelle de l’individu, à sa volonté d’apprendre, à sa capacité à performer sous pression… Nous sommes tous différents à bien des égards.

C’est une théorie qui met l’accent sur le fait que nous devons traiter chaque apprenant, chaque joueur comme un individu. Nous devons essayer de comprendre ce qui le motive pour en tirer le meilleur en tant que sportif. Pour ce faire, il faut vraiment comprendre l’environnement dans lequel il évolue et la façon dont chacun interagit avec lui.

Cela nous renvoie à une de vos analogies tirée de la biologie évolutionnaire et présentant le principe de coadaptation. Au cours du temps, les grenouilles ont dû adapter la viscosité de leur langue à l’évolution de leur proie : les mouches. En retour, les mouches ont aussi dû s’adapter car elles forment un système avec les grenouilles. Cette analogie avec le sport en général, et plus spécifiquement le football, est vraiment bonne parce qu’on peut l’utiliser pour expliquer beaucoup de choses. On ne peut isoler la grenouille et essayer de l’analyser sans intégrer sa relation avec la mouche et le fait qu’elles fonctionnent réellement ensemble.

Je suis content que vous m’ayez rappelé cette analogie. Effectivement, l’environnement et l’individu forment un système complexe et il existe de nombreuses façons de le décrire. Pour revenir à l’exemple de la grenouille et de la mouche, il s’agit en quelque sorte d’une relation prédateur-proie. La grenouille est le prédateur, la mouche est la proie.

Cela nous renvoie à ce que je disais sur le fait que « la vie est dynamique et en constante évolution ». Dans la vie, les choses changent à des rythmes différents. Certaines changent très lentement et parfois cela s’accélère comme, par exemple, avec la pandémie Covid-19. Soudain, on a besoin d’un grand changement dans la façon dont nous nous connectons, dont nous enseignons, etc. Mais ce sont des cas exceptionnels, car généralement, les choses changent et évoluent lentement.

Donc, pour pouvoir s’attaquer à la mouche, la grenouille a développé la viscosité de sa langue. En réponse, la mouche a dû évoluer pour éviter de se faire piéger. Ses pattes ont alors développé des propriétés qui font que la langue de la grenouille n’est plus aussi collante. Pour survivre, la grenouille a, à son tour, du développer d’autres procédés pour attraper ses proies. Ce processus continu est appelé coadaptation (ajustement mutuel). C’est un concept en biologie et nous pouvons l’utiliser pour décrire le comportement humain et la relation individu-environnement, qui est en constante évolution. Chaque personne doit donc s’adapter à mesure qu’elle se développe, mûrit, vieillit, apprend et grandit. L’individu doit se coadapter avec son environnement car il change aussi beaucoup.

Quelques exemples : l’entretien des pelouses utilisées pour jouer au football étant de plus en plus difficile, cela a fait émerger l’utilisation de gazon artificiel ou de gazon hybride, qui n’ont pas les mêmes propriétés que l’herbe naturelle. L’évolution constante de la façon de tirer les coups de pied arrêté, de proposer de nouvelles trajectoires, force les gardiens de but à s’adapter. Une équipe peut choisir de jouer à 3 ou à 4 derrière, etc.

Comme vous l’avez dit, un joueur ne peut être envisagé indépendamment de son environnement et il ne peut pas dire « je ne joue pas sur des surfaces artificielles ou je ne peux pas jouer dans une défense à 3 ». Cette coadaptation existe donc dans le comportement humain et donc aussi chez les footballeurs. Les choses changent constamment et nous devons tous être prêts à nous adapter, à changer, à chercher des moyens d’améliorer et d’affiner nos performances…tout le temps.

Justement, pour essayer de comprendre ce système individu-environnement, parlons un peu du modèle développé par Karl Newell. C’est un modèle que vous avez fait évoluer, en y intégrant des idées venues, entre autres, de psychologie écologique. Pourriez-vous expliquer un peu le modèle et comment vous l’avez enrichi ?

Oui bien sûr. Mais avant, je voudrais vous parler d’un autre exemple de coadaptation. Il concerne Adidas, même si je ne reçois pas d’argent de leur part pour en parler (rires)

Nous non plus..

Pour chaque compétition à laquelle ils sont associés, Adidas développe de nouveau ballon. Ce qui change les propriétés des ballons utilisés durant ces compétitions. Mais, les joueurs ne peuvent pas refuser de jouer, en disant : « je ne peux pas utiliser ce ballon », « le ballon vole trop, je ne peux pas correctement tirer ». Ils doivent s’adapter. Donc, au travers de l’évolution des équipements, des changements de règles (le VAR par exemple), le jeu lui-même est en constante évolution. Peut-être pas de manière spectaculaire, mais il change. Donc cette coadaptation est un principe de la vie, du sport et donc du football.

Mais revenons au modèle de Karl Newell. Karl Newell est un psychologue anglais qui travaille à l’université de Géorgie aux Etats-Unis. C’est un très bon psychologue expérimental, qui a beaucoup travaillé sur l’apprentissage et le développement moteur. L’approche basée sur l’interaction des contraintes (constraints-led approach) est née de ce travail, où il étudiait le comportement des enfants, la façon dont ils développent des habiletés afin d’interagir avec l’environnement. Les contraintes sont des éléments qui façonnent continuellement le comportement.

Dans sa forme la plus simple, le modèle dit ceci : le comportement humain ou le développement humain est profondément influencé, par trois types de contraintes :

1/Les propriétés de l’individu. Qu’elles soient physiques, psychologiques, émotionnelles, physiologiques. 

2/La tâche dans laquelle les individus sont engagés. Dans notre cas, il s’agit de jouer au football, mais cela pourrait être de conduire une voiture, jouer au basket-ball ou de faire du vélo électrique, par exemple.

3/L’environnement, en référence à l’environnement physique. Il peut s’agir, comme nous l’avons déjà mentionné, du climat (jouer dans différentes conditions), de la température ambiante, de jouer en altitude… L’environnement comprend également le contexte historique ou l’environnement socioculturel dans lequel se produit la performance.

La manière de jouer au football est aussi très dépendante de la culture d’un pays. Au Brésil, par exemple, on parle de Ginga, ce qui fait référence à leur manière si particulière de se mouvoir lorsqu’ils jouent au football. La manière de se mouvoir est un aspect qui est très important pour eux. Dans d’autres pays, la culture étant différente, le football sera donc pratiqué et valorisé de manière différente. Les contraintes historiques, sociales et environnementales peuvent donc influencer les comportements, y compris la façon dont on joue au football.

« Les contraintes sont des éléments qui façonnent continuellement le comportement »

C’est donc de la relation individu-tâche-environnement qu’émerge le comportement humain. C’est le principe clé de l’approche basée sur l’interaction des contraintes. Qu’il s’agisse d’apprentissage ou de performance : tous les aspects du comportement émergent de l’interaction continue entre ces trois principales sources de contraintes. Et il y a une erreur qui est parfois commise par certaines personnes qui prennent connaissance de ce modèle. Ils considèrent l’individu, la tâche et l’environnement séparément. Il est crucial de comprendre cette interaction continue entre les trois sources de contraintes. C’est ce qui rend son utilisation très difficile pour un éducateur, un formateur ou un professeur, car cette interaction est dynamique et elle est propre à chaque personne.

C’est pourquoi le modèle d’interaction des contraintes est assez complexe. Nous ne devons pas considérer la personne indépendamment de la tâche et de l’environnement parce qu’ils sont en interaction continue. C’est ce qui fait qu’il y a tant de singularités chez les gens. C’est assez important, surtout du point de vue du football, car aujourd’hui, des footballeurs français jouent en Angleterre, en Allemagne ou en Espagne. La culture du pays dans lequel ils jouent va les influencer, mais à leur tour, ils vont influencer la culture du footballistique de ce nouveau pays.

« C’est donc de la relation individu-tâche-environnement qu’émerge le comportement humain »

Bien que le football puisse être très similaire d’un pays à l’autre, d’un point de vue socioculturel, il peut y avoir de nombreuses variations qui façonnent les comportements de jeu. Les traditions, l’Histoire, la culture d’un pays ou d’un environnement, influencent la façon dont les gens apprennent et pratiquent des sports comme le football. Et à ce stade, je dois dire que la France forme des jeunes joueurs très talentueux. Il se passe donc quelque chose de vraiment bien dans des académies comme Paris, Lyon, Lille, Rennes et bien d’autres clubs.


C’est intéressant que vous disiez cela parce qu’en France, il y a un débat sur le développement des jeunes joueurs. Certains pensent qu’il y a une « grosse production » de bons joueurs car il y a le meilleur système de développement des talents, alors que d’autres pensent que les joueurs sont mieux développés, disons  en Hollande ou au Portugal, mais que la démographie de la région parisienne par exemple, est l’une des principales réponses de ce succès.

Je discute souvent avec des collègues au Portugal ou en Allemagne et ils regardent tous assez régulièrement les autres pays et disent « les choses sont meilleures ailleurs « . Je pense qu’en France, il y a un potentiel très important, avec des jeunes qui aiment être actifs physiquement. Je sais que la région parisienne est un terrain très fertile pour produire des athlètes. Une grande partie de cela provient de la pratique non structurée et des activités inventives que ces jeunes pratiquent. Par exemple, ce n’est pas un hasard si le Parkour (appelé free running en anglais) a été inventé en France qui d’ailleurs, est une activité vraiment importante pour tous les pratiquants de sport collectif.

En Angleterre, par exemple, certaines parties de Londres ressemblent à la région parisienne. Dans le sud-est, à Lewisham et dans des endroits comme celui-ci, de jeunes joueurs très talentueux émergent. Il y a beaucoup de football de rue et de compétitions non structurées. Par le passé, l’Angleterre a aussi rencontré des problèmes lorsque les entraîneurs ont trop voulu structurer les choses, en particulier au niveau des enfants. Ils voulaient les aider à se développer, mais ce qu’ils ont accidentellement fait, à mon avis, c’est qu’ils ont rendu les joueurs trop semblables. J’ai parlé à certains entraîneurs et recruteurs qui disent que les joueurs qui sortent des académies, jouent tous de la même façon. Mais attention, les choses sont en train de changer rapidement en Angleterre.

« Je pense que la nouvelle génération d’entraineurs qui arrive, comprend qu’elle n’a pas à besoin de systématiquement donner des instructions verbales, des correctifs ou d’interférer »

Au cours des cinq ou six dernières années, j’ai remarqué un changement dans la mentalité des entraîneurs anglais. Pour être honnête avec vous, avant cela, une grande partie de mon travail était ignorée. On n’en parlait pas vraiment et on ne me contactait pas vraiment. Et puis, ces dernières années, l’intérêt s’est vraiment développé. Je pense que la nouvelle génération d’entraineurs qui arrive, comprend qu’elle n’a pas à besoin de systématiquement donner des instructions verbales, des correctifs ou d’interférer. Elle sait qu’elle peut soutenir, guider, et avoir une approche intelligente dans la conception de leurs séances.

Sous la direction de Gareth Southgate, une partie de la nouvelle génération de joueurs anglais se fait remarquer au niveau international. Il en va de même pour un pays comme la France, qui dispose d’un riche vivier de talents qui peuvent pratiquer différents sports : l’athlétisme, le ski, la natation, le football ou le basket-ball.

On pourrait aussi dire qu’il y a beaucoup de potentiel au niveau du coaching, mais la dynamique semble différente. Il semble que de plus en plus, le fait d’avoir eu une expérience de haut niveau (en tant que joueur) soit considéré comme une condition, quasi sine qua non, pour être entraineur de haut niveau. Or, toute expérience n’est pas nécessairement formatrice et porteuse de savoir.

C’est un excellent point. Tous les entraîneurs n’étaient pas de bons joueurs, tous les joueurs ne peuvent pas être de bons entraîneurs.  Cela en dit long sur le système de production des joueurs, mais aussi sur le système de formation des entraîneurs que nous mettons en place. On a le sentiment que les anciens joueurs professionnels sont les mieux placés pour entraîner de jeunes joueurs. L’hypothèse est qu’ils peuvent transmettre leurs connaissances aux jeunes joueurs.

Quand on regarde la théorie de l’apprentissage et les théories psychologiques, les faits montrent que ce n’est pas vrai. Parce qu’une grande partie des connaissances développées sont des connaissances tacites ou intuitives. Parfois, les experts ou les joueurs de haut niveau ont du mal à articuler leur performance, la façon dont ils touchent le ballon ou dont ils se déplacent avec le ballon. Ils trouvent cela difficile à expliquer parce qu’ils jouent beaucoup au « ressenti ». Donc, ce n’est pas simplement parce que vous êtes un joueur de haut niveau, que vous serez un entraîneur de haut niveau. Vous avez besoin d’un autre ensemble de compétences.

Un cadre théorique permettrait de vraiment enrichir et exploiter ces connaissances expérientielles. Pour réussir dans le sport, en tant qu’entraîneur, enseignant et éducateur, nous avons besoin de connaissances empiriques, c’est-à-dire de connaissances scientifiques (dans ce cas-ci, de sciences appliquées) et de connaissances expérientielles.

« Si vous voulez naviguer, trouver votre chemin ou explorer un environnement, vous avez besoin d’informations provenant de cet environnement »

C’est ce riche mélange entre les deux qui permet de produire les meilleurs entraîneurs ou joueurs, comme vous pouvez le voir sur la Figure 1 (ci-dessous). L’espace où les connaissances empiriques et expérientielles se chevauchent est un espace riche et précieux, où les entraîneurs et les scientifiques du sport peuvent se retrouver.

Pour en revenir à la dynamique écologique, j’ai donc parlé de l’approche basée sur l’interaction des contraintes. On ne peut pas envisager chaque individu de manière isolée, parce que nous évoluons au sein d’un environnement. C’est cette interaction entre l’individu et l’environnement qui est importante. En tant que théorie, j’apprécie la dynamique écologique car elle est influencée par la psychologie écologique, qui a été développée par James Gibson, un psychologue américain. Selon Gibson, les humains ont besoin d’informations pour réguler leur comportement. En d’autres termes, si vous voulez naviguer, trouver votre chemin ou explorer un environnement, vous avez besoin d’informations provenant de cet environnement.

Certaines de ces informations proviennent de vous-même. Par exemple, avec le positionnement de vos membres dans l’espace, de sorte que vous n’avez pas besoin de continuer à regarder où ils se trouvent (proprioception). Lorsque vous dribbler, vous avez une idée d’où se trouve le ballon et de l’endroit où se trouvent vos jambes et vos pieds, ce qui vous permet de lever la tête et chercher des espaces par exemple.

Certaines de ces informations sont présentes dans l’environnement et doivent être perçues visuellement. Encore une fois, comme l’a dit Gibson, les humains et les animaux utilisent l’information pour réguler leurs actions. Qu’il s’agisse d’une action très simple ou de comportements très complexes. Cette relation information-mouvement est d’une importance vitale, comme le montre le graphique. Cette relation est aussi appelée perception-action, c’est-à-dire la perception de l’information pour l’action. Mais nous agissons aussi pour créer de l’information.

Par exemple, si vous voulez offrir une ligne de passe à un partenaire, en changeant simplement votre orientation corporelle vous aurez une perspective différente. Cette nouvelle situation vous permettra de voir le but, de voir une plus grande surface du terrain, de voir où se trouvent les défenseurs, etc. Disons que vous agissez pour créer des informations et que ces informations vous permettent ensuite d’agir.

Cette relation information-mouvement est donc une constante dans le comportement humain. Ce qui est important en football, c’est de concevoir des entraînements qui maintiennent cette relation information-mouvement ou perception-action (representative design), qui est vécue par le joueur en lors des matchs, quel qu’en soit le niveau.

En effet, les séances doivent être représentatives de l’environnement de performance. Est-ce le bon moment pour parler des affordances et du fait que l’entraineur doit proposer « un paysage d’affordances » à ses joueurs ?

Oui, c’est le bon moment. Nous couplons constamment nos systèmes de perception et notre système d’action pour performer. Quand je parle de systèmes perceptifs, je veux dire la vision, la proprioception ou les sons (le bruit d’un défenseur courant derrière vous). Avec les conditions de match actuelles (COVID 19), c’est quelque chose que l’on perçoit encore mieux. On peut entendre les joueurs courir, crier pour recevoir le ballon ou le bruit lorsque le ballon est frappé.

Avec de l’entraînement, les gens peuvent devenir très adroits dans l’utilisation des informations pour réguler leurs actions. Lorsque vous développez ce couplage perception-action, vous pouvez commencer à vraiment explorer l’environnement pour être performant, car il est composé d’opportunités d’action ou d’invitations à l’action. C’est ce que l’on appelle les affordances et elles sont partout, selon James Gibson. Pour moi, c’est l’un des concepts les plus importants de la dynamique écologique.

Les affordances invitent une personne à agir d’une certaine manière. Qu’il s’agisse d’une équipe de U11 ou d’un groupe professionnel, l’entraineur doit comprendre les invitations auxquelles les joueurs sont en permanence confrontés dans leur environnement de performance (le match). Il doit ensuite concevoir des séances qui reproduisent ou simulent les affordances ou les invitations présentes dans cet environnement.

« Qu’il s’agisse d’une équipe de U11 ou d’un groupe professionnel, l’entraineur doit comprendre les invitations auxquelles les joueurs sont en permanence confrontés dans leur environnement de performance (le match) »

Le positionnement des joueurs, leur placement ou le nombre de joueurs impliqués, tout cela va produire un certain type de paysage d’affordances. Les meilleurs entraîneurs sont ceux qui arrivent à comprendre les besoins de leurs joueurs. Ils perçoivent quelles sont les affordances ou les invitations à l’action qui existent dans un match de U9, U12, U17 ou senior et conçoivent leurs séances, en fonction de ces invitations. Par exemple, un espace de 10 mètres entre 2 joueurs de 9 ans n’invitera pas la même chose que le même espace entre 2 joueurs professionnels.

Comme le montre la figure ci-dessous, les affordances sont les invitations auxquelles chaque individu peut être confronté, dans son environnement de performance. Alors, concrètement, qu’est-ce que signifie cette approche basée sur les affordances ? Comment fonctionne-t-elle ? Quelles sont les invitations ? Qu’est-ce qu’un espace invite un joueur à faire ? Pour un bon dribbleur, capable d’utiliser ses deux pieds, cet espace entre deux défenseurs peut l’inciter à dribbler. Mais un joueur qui n’a pas la confiance nécessaire, qui n’a pas ces qualités de dribbleur, l’espace peut l’inciter à passer le ballon. Si le joueur est près du but, l’espace peut l’inciter à tirer au but. Nous sommes donc entourés d’affordances qui ont des significations ou des valeurs différentes en fonction de chaque individu.

L’élément clé ici, c’est que la manière dont vous percevez une affordance, ce qu’elle vous invite à faire et ce qu’elle pourrait m’inviter à faire, sera complètement différent. Il y a toutes sortes de raisons pour lesquelles nos propres capacités, compétences et expériences peuvent façonner les affordances que nous percevons et utilisons.

Cette relation entre perception et capacité d’utilisation, nous renvoie à un terme utilisé par Duarte Araujo : « effectivities » (effectivités).

Si vous deviez concevoir une séance et que je vous disais « Je veux que vous veniez concevoir une séance d’entraînement pour un groupe de joueurs ». Les premières choses que vous diriez, sont : quel est leur niveau de compétence ? Quelle est leur expérience ? Quel est leur niveau de performance ?

Les effectivités correspondent aux habiletés d’une personne, à ses expériences antérieures, à ses compétences en relation avec l’évolution où il évolue.

Le défi, c’est que ces effectivités seront différentes d’un joueur à un autre. L’entraîneur doit donc tenir compte de cela, mais aussi du fait qu’elles évoluent au fil du temps. Lorsque vous entraînez de jeunes joueurs, ils vont assez rapidement changer au travers de l’adolescence. Un entraîneur ne peut donc pas considérer ces effectivités comme statiques, elles sont aussi dynamiques.

Donc, lorsqu’on conçoit une séance, quels sont les principes d’une approche basée sur l’interaction des contraintes ?

Ils sont simples, même si on pourrait les rendre plus complexes. Mais avant de parler des principes, j’aimerais que la relation entre tous les éléments dont j’ai parlé, soit claire. La théorie c’est la dynamique écologique. C’est la théorie du comportement humain que je préfère et qui, selon moi, pourrait constituer un très bon cadre théorique pour toute personne intéressée par l’éducation, l’apprentissage, l’encadrement, l’enseignement, la formation. J’ai écrit de nombreux articles et de livres qui expliquent pourquoi : c’est en raison de cette relation individu-environnement.

« Si nous concevons les footballeurs comme des systèmes dynamiques non linéaires, il est normal d’observer des améliorations, mais aussi des régressions »

Ensuite, les principes pédagogiques qu’un entraineur peut utiliser sont contenus dans ce que j’appelle une pédagogie non linéaire. Malgré ce non un peu « fantaisiste », cela signifie que les principes utilisés par le coach sont basés sur l’acceptation de l’individu comme un système dynamique non linéaire. Un système qui change et s’adapte constamment au fil du temps.

Donc, si nous concevons les footballeurs comme des systèmes dynamiques non linéaires, il est normal d’observer des améliorations, mais aussi des régressions. Ces fluctuations sont multifactorielles : problème émotionnel, blessure physique, l’adolescence (période pendant laquelle toute l’énergie du système va dans la croissance). Les trajectoires de performance et de développement n’étant pas linéaire, il faut donc des principes pour guider la conception d’environnements d’apprentissage qui répondent à cette non-linéarité.

Vous m’avez demandé quels étaient les grands principes et je dirais qu’ils sont :

Traiter les joueurs, autant que possible, comme des individus. Je sais que c’est difficile et que les entraîneurs pourraient dire « J’ai un groupe de 30 enfants ou joueurs, comment puis-je les traiter individuellement ? » Les joueurs ne sont effectivement pas tous semblables, mais ils ne sont pas complètement différents non plus. L’important, c’est de comprendre les besoins de chaque individu et leurs « effectivités », comme vous l’avez mentionné précédemment. C’est-à-dire les compétences et les capacités de chacun en relation avec l’environnement dans lequel ils seront/sont amenés à évoluer.

Quand vous regardez le parcours des joueurs de haut niveau, on s’aperçoit qu’ils continuent à se développer tout au long de leur carrière. Lorsqu’ils ont une vingtaine d’années, ils changent en permanence, mais ils peuvent encore s’améliorer lorsqu’ils en ont une trentaine. Par exemple, si la défense adverse leur pose un problème, ils peuvent le résoudre, car un bon entraîneur va rechercher ce dont ils ont besoin pour se développer et aider chaque joueur à y travailler. Ce qui était une force, peut être renforcé et une faiblesse peut devenir une force. Alors, tout le système s’améliore.

Donc, un bon principe de départ, selon une approche pédagogique non linéaire, serait de traiter les différents joueurs comme des individus et d’essayer de comprendre ce dont ils ont besoin. Ne perdez pas de temps à traiter chaque joueur de la même manière : si vous le faites, certains s’amélioreront et d’autres ne se développeront pas et s’ennuieront rapidement. Mettez chaque joueur au défi de sans cesse s’améliorer.

Ensuite, il ne faut pas laisser les jeunes enfants se spécialiser trop tôt. En d’autres termes, ne regardez pas un enfant de 5 ou 6 ans en lui disant « toi tu es un défenseur ». Je dirais même, ne le regardez pas en lui disant « tu es un footballeur ». Considérez-le comme un enfant en développement, qui a besoin de s’amuser, de se divertir et de jouer. Il doit vouloir continuer à revenir chaque semaine. Il adore jouer au football, mais il aime aussi aller nager, faire du vélo. Après quelques années, il arrivera un moment où il pourra se dire : « J’aime peut-être plus le football que le vélo… » Je m’excuse auprès de la communauté cycliste… (rires)

« Ne perdez pas de temps à traiter chaque joueur de la même manière : si vous le faites, certains s’amélioreront et d’autres ne se développeront pas et s’ennuieront rapidement »

Donc, ils pourront éventuellement se spécialiser, au fur et à mesure de leur développement. Mais ce qu’il faut retenir d’une pédagogie non linéaire, c’est que si c’était aussi simple que de dire à un enfant de 5 ou 6 ans : « OK, maintenant tu es footballeur, je te dis quoi faire et tu sauras le faire », alors je serais entraîneur. Ce n’est pas facile, c’est plus complexe que ça. Un très bon jeune joueur ne sera pas forcément un très bon joueur senior.

Aussi, la pratique d’un large éventail de sports et d’activités les aidera à devenir de meilleurs sportifs et un jour, ils atteindront un stade où ils diront « J’aime le football, je pense que je vais continuer dans cette voie et que je vais me spécialiser dans ce domaine ». Vous obtenez ainsi cet équilibre entre un large éventail d’expériences et la spécificité de la pratique.

La spécificité de la pratique est vraiment importante pour devenir un bon footballeur. Mais pour cela, ce qui est assez drôle, c’est qu’il faut avoir de bonnes fondations. Donc, vous devez d’abord développer le sportif afin qu’il puisse utiliser ses « effectivités » dans de nombreux sports, y compris dans le football. Ils utiliseront ces capacités au football plutôt qu’au cyclisme, à la course à pied, au sprint ou à la natation.

Ce qui est intéressant dans votre travail, c’est la notion de continuum. Vous avez développé cette idée avec les affordances, mais aussi avec les notions de spécificité et de généralité dans l’entraînement. Tout est question de dosage, parfois vous serez un peu plus dans le général et parfois vous serez un peu plus dans la spécificité. Ce qui nous amène à votre idée « d’adaptation d’habiletés » par opposition à « l’acquisition d’habiletés », car c’est un concept qui change beaucoup de choses. Pour vous, les habiletés ne se trouvent pas sur une étagère, sur laquelle on peut les prendre et les mettre dans notre cerveau, comme dans Matrix par exemple.

Sinon, je jouerais encore au football (rires). Mais non, je pense que vous avez tout à fait raison. Je pense qu’il est important de ne pas considérer les habiletés comme un produit ou une entité et j’aime beaucoup l’analogie que vous avez utilisée à propos de l’étagère. Un des principes clés de la dynamique écologique, c’est qu’on ne parle pas d’acquérir une habileté (dribbler, passer, tirer), comme si c’était un produit fini. On parle d’adaptation aux contraintes de l’environnement du football. Cela nous renvoie au début de notre conversation et à la relation grenouille-mouche.

Et c’est la même chose dans n’importe quel sport où vous êtes en compétition. Que ce soit avec l’environnement, comme au ski, où vous n’êtes pas nécessairement en compétition avec un autre individu, mais plutôt avec la dénivellation, les conditions climatiques, etc. Au football, vous êtes en compétition avec une opposition directe, un adversaire que vous marquez ou qui vous marque, l’espace, etc. Les habiletés que vous utilisez pour « négocier » avec cet environnement doivent donc être constamment adaptées, car si vous êtes un bon entraîneur ou une bonne équipe, vous présenterez constamment des problèmes et des défis à l’adversaire.

On en revient donc à cet environnement dynamique, en constante évolution. C’est pourquoi j’adore le football, car c’est un de ces sports qui ne s’arrêtent jamais. Il est en constante évolution, que ce soit au niveau de l’équipement, des tactiques, des styles de jeu, etc. Il faut s’adapter en permanence. C’est bien, parce que cela signifie qu’il y a une certaine imprévisibilité. Vous n’avez pas nécessairement les mêmes équipes qui gagnent tout le temps. Parfois il y a des surprises, de nouveaux joueurs arrivent et posent de nouveaux problèmes aux défenseurs et vice versa. C’est ce que j’aime dans le football et cela vient de cette notion d’adaptation des habiletés. Par adaptation, je veux dire que lorsque vous effectuez vos actions, vos mouvements, vous vous adaptez aux affordances présentes dans l’environnement. Les affordances changent tout le temps.

Un jour, on peut jouer sur une surface très lourde et humide et la semaine suivante, on peut jouer ailleurs, sur un terrain très dur, poussiéreux et sec avec des conditions météorologiques différentes. Il faut s’adapter. Pour que les entraîneurs comprennent, un véritable signe de la compétence de quelqu’un, c’est sa capacité à s’adapter et à jouer de différentes manières, dans des conditions différentes. Cela n’arrive pas par hasard, c’est le signe d’un entraînement de qualité et de la volonté d’un joueur d’apprendre et de s’améliorer.

Donc, pour en revenir à cette relation grenouille-mouche, je pense que le joueur et l’entraîneur peuvent avoir la même relation. Lorsque l’entraîneur voit qu’un joueur est dans sa zone de confort, qu’il fait toujours les mêmes choses, que le jeu lui semble facile, alors l’entraîneur doit réévaluer les besoins de cette personne et le challenger afin qu’il continue à s’améliorer et se perfectionner. Donc, ce processus de coadaptation existe aussi, dans le cadre de la relation entre l’entraîneur et le joueur. Je vais vous donner un exemple tiré du football : Gareth Bale.

Il a grandi au Pays de Galles et était un très bon athlète à quinze ans. Il aurait pu être un bon coureur de fond, un coureur de demi-fond et probablement aussi un bon sauteur de haies. A l’école, Gareth Bale était l’un des meilleurs en football, et bien sûr, tout le monde savait qu’il avait un merveilleux pied gauche. Son professeur d’éducation physique l’a donc « contraint » à utiliser son pied droit, dans certaines situations. Cela signifie, par exemple, que Bale devait se réorienter dans l’espace, recevoir le ballon du pied droit et/ou la garder davantage sur son pied droit. Il a donc dû, sans cesse, résoudre de nouveaux problèmes. Ses habiletés pied gauche étaient toutes très stables, mais celles du pied droit étaient moins stables et se sont donc améliorées. C’est ce que je veux dire en parlant de coadaptation entre l’entraineur et les joueurs. Mais attention, tout est basé sur les besoins de chaque joueur.

Cette idée de coadaptation nous renvoie à l’exemple de la chaise, dans The Design of Everyday Things écrit par Don Norman. Une chaise est un objet assez simple, mais qui n’invitera pas un adulte et un enfant à faire la même chose (affordances). Elle n’a pas la même signification. Autre exemple : un enfant qui est capable de faire du vélo tout seul, mais qui a un vélo qui n’est pas adapté à sa taille. Il devra trouver un moyen de s’asseoir dessus, d’accélérer, de rouler et de s’arrêter d’une manière très différente d’un enfant plus grand, par exemple. Ce qui est intéressant, c’est que le plus petit devra s’adapter au vélo avec les habiletés qui sont les siennes, à ce moment-là. Par ailleurs, le vélo étant un objet « inanimé », la coadaptation sera différente de celle évoquée dans la relation grenouille-mouche.

C’est un très bon exemple, car l’enfant utilisera donc la cognition ou la réflexion, la résolution de problèmes, la planification, la recherche d’informations sur le vélo. Il utilisera la perception, c’est à dire la sensation qu’il a sur le vélo : stabilité, posture, équilibre, mais aussi la perception de l’environnement : est-ce que je vais dans cette direction pour éviter cet arbre ? Est-ce que je suis en descente ou en montée ? Et les actions, bien sûr, c’est-à-dire le pédalage, le maintien du vélo, etc.

C’est d’ailleurs la même chose tout au long de la vie. Aujourd’hui par exemple, nous utilisons de plus en plus des vélos électriques, ce qui est positif pour un certain nombre de personnes. Les personnes âgées ou celles qui ont des faiblesses dans les muscles des jambes peuvent maintenant utiliser une bicyclette et lorsque cela devient un peu trop difficile, elles peuvent faire appel à un moteur électrique. Mais l’utilisation de ce type de vélo provoque aussi des accidents, car les gens doivent s’adapter à leurs propriétés. Le moteur électrique leur donne une puissance et une accélération qu’ils doivent apprendre à contrôler, car ils doivent pédaler dans des environnements très fréquenté et où il y a beaucoup d’obstacles. Les gens doivent donc réapprendre à se déplacer dans des espaces restreints et à manœuvrer le vélo dans la foule pour éviter de heurter quelqu’un.

En ce qui concerne votre argument sur le fait que le vélo est un objet inanimé, avec un cycliste qui doit le contrôler, pensez à cela : en équitation, lorsque vous êtes cavalier, vous êtes un organisme animé et le cheval est également un organisme animé. Correct ?

Oui

Donc si je suis le cavalier, je vais par exemple percevoir certaines affordances proposées par une haie ou un certain type de surface. Je peux me dire que la haie m’invite à sauter par-dessus. Mais en est-il de même pour le cheval ?

Nous ne savons pas…

C’est exact ! J’ai une étudiante de doctorat, Marianne Davies, qui travaille pour UK Coaching en Angleterre et qui se spécialise dans les sports équestres. Actuellement, les méthodes utilisées en équitation ne sont pas très bonnes, elles sont trop traditionnelles. Elles résolvent ce problème de « double perception des affordances » via la domination du cheval, par le cavalier. Finalement, le cheval n’est qu’un simple véhicule, presque comme un vélo.

Les entraîneurs doivent donc considérer les joueurs comme des organismes de réflexion et de perception, mais qui ont juste besoin d’un peu de soutien et de conseils.

Et ce que Marianne affirme, c’est que nous pouvons travailler sur l’interaction entre le cavalier et le cheval, afin que le cavalier puisse tirer le meilleur du cheval et que le cheval se sente à l’aise. Il ne doit pas nécessairement prendre ses propres décisions et décider par lui-même, mais il peut y avoir quelque chose de plus équilibré. Je trouve que c’est une bonne analogie pour les entraîneurs qui traitent les joueurs comme des objets inanimés : « Je vous dis ce qu’il faut faire. Vous le faites », comme aux échecs. Ils ne tirent pas le meilleur des joueurs parce que ceux-ci ont beaucoup de connaissances, d’habiletés et d’idées qui peuvent et doivent être exploitées. Il pourrait y avoir un meilleur équilibre pour soutenir le joueur et l’aider à apprendre à prendre de meilleures décisions sur le terrain. Cela revient à votre remarque sur le continuum.

Les entraîneurs doivent donc considérer les joueurs comme des organismes de réflexion et de perception, mais qui ont juste besoin d’un peu de soutien et de conseils. Un peu de mentorat. Cela change la façon dont vous entraînez, dont vous travaillez avec les joueurs. En somme, la relation et le processus de coadaptation.

Justement, concernant la formation et le rôle de l’entraîneur, vous avez dit « le jeu n’est pas le professeur » et « les entraîneurs doivent se considérer comme des architectes de l’environnement ». Pouvez-vous expliquer ces idées ?

Vous savez, c’est vraiment positif que de plus en plus d’éducateurs s’engagent dans cette approche basée sur l’interaction des contraintes et utilisent une pédagogie non linéaire. Mais malheureusement, il y a parfois une conception erronée de ces principes. Certains entraîneurs peuvent mal comprendre ce que nous voulons dire et c’est notre faute. Cela signifie que nous devons communiquer et expliquer plus clairement les différents concepts.

« En tant qu’entraîneur, l’une des grandes erreurs est de supposer que vous avez fait votre travail en concevant une situation d’apprentissage »

Par exemple, vous pourriez vous dire « OK, ce que vous dites, Keith, c’est que nous devrions concevoir des jeux réduits qui sont pleins d’affordances et que le joueur apprenne simplement à les accepter ? » Mais cela ne fonctionne pas comme cela, car le problème avec les affordances, c’est que ce sont des invitations. Si quelqu’un vous invitait à dîner ce soir, vous pourriez accepter ou refuser son invitation. De même, si vous concevez un jeu, il n’y a aucune garantie qu’un joueur acceptera une invitation et qu’il agira d’une manière qui facilitera son apprentissage. C’est pourquoi, en plus de concevoir des situations d’apprentissage qui contiennent des affordances qui soient vraiment attractives pour le joueur, l’entraineur doit continuer à observer le jeu et à le modifier, car les joueurs peuvent ne pas voir les affordances comme il les voit.

Cela nous renvoie à l’analogie précédente : je monte à cheval, je perçois certaines affordances et j’espère que le cheval les perçoit de la même manière. En tant qu’entraîneur, l’une des grandes erreurs est de supposer que vous avez fait votre travail en concevant une situation d’apprentissage. Penser que vous pouvez aller lire un journal, pendant que les joueurs perçoivent des affordances et apprennent. Non, c’est plus difficile que cela. L’entraîneur doit toujours être impliqué, il manipule constamment les contraintes. Il doit contraindre pour permettre.

Quand vous voyez les joueurs accepter des affordances, que tout est très confortable et facile, alors vous devez changer les choses. Vous pouvez réduire l’espace, ajouter/enlever des joueurs, etc… Vous pouvez mettre des contraintes pour dire : « si vous marquez un but avec votre pied gauche, cela vaut 2 points, comparé à un but avec le pied droit ». Si ça ne marche pas, changez-la règle. D’une certaine manière, l’entraîneur doit agir comme un scientifique. Essayer une méthode et si elle fonctionne, continuer. Mais ce n’est jamais parfait, tout peut toujours être amélioré et affiné. Vous devez donc considérer la pratique du coaching comme évolutive, dynamique.

« L’entraîneur doit toujours être impliqué, il manipule constamment les contraintes. Il doit contraindre pour permettre »

C’est donc ce que j’entends par « le jeu, ce n’est pas le professeur ». L’entraîneur est la personne qui supervise, mais qui travaille en étroite collaboration avec les joueurs.

Nous venons de publier un article, avec mon collègue Carl Woods (Melbourne, Australie), sur la coconstruction de l’entraînement. Nous parlons d’athlètes et d’entraîneurs qui travaillent ensemble pour concevoir les séances d’entraînement et résoudre ensemble les problèmes. Vous savez, les athlètes sont souvent très honnêtes, ils veulent s’améliorer et peuvent avoir de bonnes idées pour améliorer les séances d’entraînement. La plupart des athlètes que j’ai rencontrés veulent s’améliorer et comprennent leurs forces et leurs faiblesses. Ils croient en eux-mêmes. Ils ne disent pas : « Je veux juste être dans la première équipe… ». Tout le monde veut être dans la première équipe ! Je pense que la conception participative peut vraiment être une bonne façon de procéder à l’avenir. Les entraîneurs et les athlètes travaillant ensemble pour concevoir des séances d’entraînement plus réalistes et qui les aideront vraiment à s’améliorer.

Terminons par les principes de conception d’un environnement d’apprentissage. Pourriez-vous nous expliquer un peu ces principes et comment un entraîneur peut les utiliser ?

Je vais me concentrer sur un aspect clé. Ce sera un peu le message à retenir. Dans la dynamique écologique, comment concevons-nous l’entrainement ? Nous le concevons comme une activité exploratoire. Quand vous vous entraînez, vous explorez. Que recherche un joueur ? Il recherche une solution plus performante que celle utilisée auparavant. Il a, peut-être déjà, une bonne solution, comme ses qualités de dribble ou son accélération, qui lui permettent de prendre le dessus sur un défenseur. Mais ce ne sera peut-être pas éternellement une bonne solution. Que se passera-t-il lorsqu’il vieillira et perdra un peu d’accélération ou qu’il se blessera et que cela le ralentira ? Un joueur ne peut pas se contenter de ce qu’il a car, qu’il le veuille ou non, il change constamment.

Il doit donc continuer à chercher des solutions qui lui permettront de s’améliorer et de résoudre les problèmes posés par une équipe ou un joueur. Cela nous renvoie à la question de l’adaptation des habiletés. Les habiletés ne sont pas statiques ou figées. Vous vous développez tout le temps parce que le jeu évolue et donc la pratique est une exploration. L’objectif de l’entraîneur est de travailler avec joueur afin de trouver de meilleures solutions. C’est pourquoi cette idée de coconception est intéressante, car les joueurs, s’ils sont honnêtes avec eux-mêmes, vont se fixer des objectifs : « Je veux être plus efficace devant le but », « Je veux être un meilleur dribbleur « , « Je veux marquer plus de buts », « Je veux être plus rapide ». Des objectifs très simples, mais pertinents.

« Dans la dynamique écologique, comment concevons-nous l’entrainement ? Nous le concevons comme une activité exploratoire. Quand vous vous entraînez, vous explorez »

Lorsque vous concevez un environnement d’entraînement, vous ne devez pas constamment utiliser des instructions verbales, parce que cela donne des réponses au joueur. Imaginez qu’un joueur soit en difficulté dans une situation et que vous pensiez que c’est dû au fait qu’il n’utilise pas ses deux pieds. Si vous lui donnez des instructions du type : « utilise plus ton pied gauche, utilise plus ton pied droit », cela ne marchera pas nécessairement car s’il suffisait d’écouter pour faire, je serais entraîneur. Ce n’est pas si facile. En tant qu’entraîneur, vous devez travailler avec le joueur afin de concevoir des séances d’entraînement qui l’aideront à chercher de bonnes solutions.

Une partie du problème rencontré par le joueur pourrait être qu’il n’est pas conscient des défenseurs qui l’entoure. Il se peut qu’il ne scanne son environnement avant de recevoir le ballon, qu’il ne cherche pas à voir où se trouve ses adversaires. Ce qui veut dire qu’il s’agit, peut-être, d’une question de perception ou de prise de décision et pas d’une question de réalisation « technique ».

L’entraîneur peut donc poser ce type de problème à l’entraînement, en concevant des situations d’apprentissage, où varient constamment des choses comme l’espace, le nombre de joueurs pour inciter le joueur à réfléchir, à percevoir des informations et à agir. Ainsi, le fait de poser constamment des problèmes et des défis peut aider les joueurs à devenir plus fonctionnels dans leurs performances sportives. Je veux dire qu’ils peuvent vraiment être plus performants, marquer plus de buts, faire plus de passes, mieux garder le ballon, etc. Pour moi, le rôle de concepteur d’environnement consiste vraiment à concevoir des environnements d’entraînement pour aider les joueurs à chercher des solutions… plutôt que de leur dire la solution.

« Ce n’est pas ce que dit le joueur qui est important, c’est ce qu’il fait sur le terrain »

Un entraîneur peut utiliser le questionnement verbal avec le joueur, mais ce n’est pas la réponse verbale qui est importante. Ce n’est pas ce que dit le joueur qui est important, c’est ce qu’il fait sur le terrain. Si vous utilisez le questionnement, vous voulez voir des actions plutôt que de les écouter vous dire : « Oh oui, dans cette situation, je vais me déplacer sur ma gauche ou je vais jouer en une touche et tirer rapidement ».

Il ne s’agit pas de donner des réponses verbales correctes, comme lors d’un examen.

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