L’apprentissage différentiel, c’est apprendre au travers des différences

Professeur à l’Institut des sciences du sport de l’Université Johannes Gutenberg de Mayence, Wolfgang Schöllhorn est à l’origine d’une approche de l’entrainement qui s’oppose à l’apprentissage basé sur la répétition d’un mouvement calqué sur un modèle idéal : l’apprentissage différentiel.

Biomécanicien de formation, ses travaux ont eu une influence importante sur la pensée de Francisco Seirul·lo Vargas ou encore Thomas Tuchel. Nous avons donc essayé d’en savoir plus sur une approche qui peut sembler, à première vue, contre-intuitive.

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Votre approche attire la curiosité car elle est assez contre-intuitive. Normalement, lorsqu’on souhaite construire quelque chose, on essaie de trouver de la stabilité alors que vous, vous semblez prôner le contraire : c’est de l’instabilité que nait la stabilité, au sein de l’individu. Est-ce correct ou…

Oui, je dirais que c’est un bon résumé.

Comment expliqueriez-vous l’apprentissage différentiel à quelqu’un qui n’y connait rien ?

L’apprentissage différentiel, c’est apprendre au travers des différences. Ce qui nous renvoie au philosophe français, Jacques Derrida et « la différance ». Mais, cela vient aussi de la théorie de l’information et du fait que l’on ne peut obtenir une information qu’à partir d’une différence. Ce qui veut dire que ce n’est pas la répétition, en elle-même, qui a de la valeur.

A l’époque où j’ai commencé à développer des idées sur ce sujet, j’ai réalisé énormément de recherches sur la biomécanique (mon doctorat portait sur ce sujet), et nous avons analysé des centaines d’athlètes de classe mondiale : des participants aux Jeux olympiques, des champions du monde, etc. A cette époque, j’avais déjà l’idée de ne pas faire la moyenne de toutes les données collectées, mais d’analyser les données individuellement. Etant moi-même entraineur de haut niveau j’avais pu observer que chaque athlète réagissait de manière différente.

« Bien que chaque athlète fasse des milliers de répétitions, chaque mouvement était différent »

Donc j’analysais les données biomécaniques en observant les comportements individuels et ce que je voyais, c’est : bien que chaque athlète fasse des milliers de répétitions, chaque mouvement était différent. Il ne s’agissait pas seulement du mouvement dans sa globalité, mais aussi en observant les différentes articulations, épaule, coude et autres, nous voyions qu’il y avait toujours des fluctuations.

A ce moment-là, 2 options sont possibles : soit vous vous dites que tous vos athlètes ne sont pas assez bons, parce qu’ils sont incapables de réaliser un mouvement « parfait », soit vous retournez les choses et vous vous dites : « si nous observons des variations chez tout le monde, c’est qu’il y a peut-être une raison ».

Ce que l’on peut très souvent lire dans les livres sur les enfants, c’est que les réflexes sont la base de l’apprentissage moteur. Mais ce qui est très souvent négligé et Esther Thelen, Beatrix Vereijken ou encore Beverly Ulrich ont beaucoup travaillé sur le sujet, c’est que les réflexes entravent l’apprentissage des mouvements.

Pourquoi ? Eh bien parce que tant que vous avez un réflexe, vous ne pouvez rien modifier. Prenons l’exemple de la préhension, chez les enfants : si vous mettez le doigt dans la main d’un enfant, celle-ci se refermera involontairement et automatiquement. Donc, tant que l’enfant fera ce mouvement, il ne pourra pas apprendre à bouger ses doigts, indépendamment les uns des autres.

« Une fluctuation offre la possibilité à un système, d’obtenir des informations entre deux événements qui se suivent, en comparant le premier par rapport au second »

C’est en combinant tous ces constats : les fluctuations chez les athlètes de haut niveau, les fluctuations chez les enfants, la physique, mais aussi les êtres vivants qui passent d’un mode à un autre, que je me suis aperçu qu’une fluctuation offre la possibilité à un système, d’obtenir des informations entre deux événements qui se suivent, en comparant le premier par rapport au second. Ce n’est donc pas l’événement qui est important, c’est la comparaison entre les deux.

Lorsque nous acceptons cela et que nous regardons le monde et la nature sous cet angle, nous nous apercevons qu’il y a beaucoup de parallèles. C’est ce qui peut être observé dans l’apprentissage des langues. Prenons la langue française, par exemple. En France, certaines personnes parlent un français « parisien », mais si vous allez au Québec, au Sénégal ou en Côte d’Ivoire, la manière dont le français y est parlé sera totalement différente.

Vous entendrez les différents accents et malgré ces variations, vous comprendrez ce qui se dit. D’ailleurs, ce qui a été observé chez les gens qui parlent plusieurs langues, c’est que plus ils varient entre différentes langues, plus leur langue gagne en stabilité. Il en va de même pour le sport.

« Au lieu d’essayer de réduire ces fluctuations, de frustrer l’athlète en le critiquant tout le temps, je pourrais « augmenter » ces fluctuations afin de lui permettre d’en prendre conscience, d’une certaine manière »

Donc à cette époque, j’entraînais déjà des athlètes de haut niveau et au départ, je me suis dit : « Je vais commencer par observer de jeunes enfants jouer. Puis je me suis dit que je pouvais peut-être transférer l’observation de ce problème à l’échelle d’un mouvement unique. Par exemple, en observant quelqu’un taper dans un ballon de football, je pourrais observer les nombreuses fluctuations inhérentes à ce mouvement et au lieu d’essayer de réduire ces fluctuations, de frustrer l’athlète en le critiquant tout le temps, je pourrais « augmenter » ces fluctuations afin de lui permettre d’en prendre conscience, d’une certaine manière. D’ailleurs, il n’est pas forcément nécessaire qu’il en ait conscience, car l’apprentissage implicite est beaucoup plus efficace que l’apprentissage explicite.

Dès le début, nous avons développé un apprentissage implicite en adoptant une approche totalement différente, une approche basée sur l’apprentissage au travers des différences. Nous avons d’abord élaboré une méthode de reconnaissance des formes (pattern recognition), basée sur les différences et lors de l’une de nos premières expériences, nous avons réussi à identifier une personne en analysant seulement 200 millisecondes d’un mouvement. C’est là que les problèmes ont réellement commencé car, une fois que nous étions capables d’identifier un athlète, d’identifier des athlètes de classe mondiale, lequel allions nous choisir comme modèle ?

Cette méthode de reconnaissance était très sensible, car nous pouvions différencier chaque mouvement réalisé par un athlète. En analysant ces mouvements, nous avons remarqué qu’ils changeaient en permanence, ce qui était problématique car : si nous décidions de prendre un athlète comme modèle mais que celui-ci fluctuait tout le temps, lequel de ses mouvements allions-nous choisir ? Et cela empire car l’athlète fluctue lui aussi ! Comme le modèle fluctue tout le temps et que vous ne fluctuez pas de la même manière que lui, eh bien vous ne savez pas comment vous positionner…

Lorsqu’on observe des enfants en bas âge faire du velo, il y a une observation intéressante que l’on peut faire. Très souvent, l’étape intermédiaire entre la draisienne (quand c’est le cas) et le vélo « classique », c’est le vélo avec des roues stabilisatrices. Lorsque les enfants commencent par apprendre avec une draisienne, l’environnement d’apprentissage est plus représentatif de ce qu’ils retrouveront sur un vrai vélo car les sources d’informations sont assez similaires.

Je pense que beaucoup d’enfants ont des parents qui font preuve d’une extrême prudence, qui essaient de limiter et d’éviter au maximum les « accidents ». Mais si vous avez une relation saine avec vos enfants et que vous leur faites confiance, ils continueront tout simplement à développer leur curiosité. L’exemple du vélo est effectivement, un très bon exemple.

L’exemple que j’utilise le plus souvent pour illustrer ce type de problématique en matière d’apprentissage, vient de ce qui se faisait il y a très longtemps en biomécanique. Très souvent un biomécanicien pensait savoir comment les choses fonctionnaient parce qu’il connaissait l’angle de réalisation, etc… Mais cette approche n’était pas adaptée car il se basait sur un lien de cause à effet, qui était loin d’être individuel et loin d’être adaptatif. Par exemple, si vous apprenez à un enfant à faire du vélo selon l’ancienne pensée de la biomécanique, vous devriez lui dire : « contracte ton quadriceps de 84 % et pousse 49 degrés vers l’avant ». Personne ne présente les choses de cette manière, car c’est impossible à transmettre.

Alors quelle est la méthode à utiliser ? Laisser l’enfant essayer tout seul, il tombera quelques fois, vous l’aiderez à remonter sur le vélo, il séchera ses larmes, mais à la fin, il trouvera tout seul comment faire. C’est l’une des meilleures façons pour apprendre, ce que l’enfant a appris par lui-même, il ne l’oubliera jamais, puisque c’est de l’auto-apprentissage, contrairement à ce que vos professeurs vous ont enseigné à l’école et que vous avez très vite oublié.  

Pour moi, c’était un élément très présent dans le sport, lorsque j’observais des enfants jouer au football et qu’ils faisaient face à une situation, ils cherchaient d’abord les réponses auprès de l’entraîneur, ce qui n’est pas concevable pour moi ! Quand vous êtes sur le terrain, vous devez décider par vous-même. Il faut donc apprendre aux enfants à prendre leurs propres décisions et à se tenir à ce mode de fonctionnement. Ils doivent apprendre à connaître les conséquences de leurs propres actes. Par ailleurs, nous connaissons le contexte neurologique de cette situation ; il est principalement lié au lobe frontal. C’est la raison pour laquelle nous commençons à appliquer nos recherches au traitement de maladies comme la dystonie focale ou la maladie de Parkinson, et les premières études sont d’ailleurs assez réussies.

Justement, nous avons pu constater dans l’une de vos études, que l’apprentissage différentiel active le cerveau d’une manière très spécifique. Pouvez-vous expliquer comment ?

Nous n’avons réalisé que deux études sur le sujet, mais j’avais déjà une ou deux idées sur la façon dont cela pourrait fonctionner. Les signaux de notre cerveau peuvent être analysés par électroencéphalographie (EEG), que l’on peut décomposer en différentes bandes de fréquences. Les bandes de fréquences vont des Gamma, qui sont les hautes fréquences et qui sont activées lorsque nous ressentons du stress ou quand nous réalisons un calcul, par exemple. C’est quelque chose de très localisé dans le cerveau.

Les fréquences plus basses sont les fréquences bêta, elles s’activent lorsque nous parlons, que nous sommes éveillés. Les fréquences encore plus basses sont les fréquences alpha, elles sont dominantes,  mais elles le deviennent encore plus, lorsque nous fermons les yeux ou que nous sommes détendus. Encore en dessous, nous retrouvons les fréquences thêta, qui correspondent à un état de relaxation profonde, juste avant de s’endormir, c’est aussi l’état méditatif. Souvent, ce que je dis à mes élèves c’est : « la prochaine fois que vous êtes en classe et que vous avez la tête dans les nuages, dites à votre professeur que tout va bien ».

« Souvent, ce que je dis à mes élèves c’est : « la prochaine fois que vous êtes en classe et que vous avez la tête dans les nuages, dites à votre professeur que tout va bien »

Les fréquences alpha et thêta, les fréquences basses, sont les plus importantes pour l’apprentissage. Ensuite, il y a les fréquences les plus profondes qui sont les fréquences delta, normalement, elles ne sont produites que pendant le sommeil profond. Ces fréquences sont nécessaires à la relaxation, à la récupération, car elles activent le système parasympathique et le système immunitaire. C’est pourquoi il existe un parallèle avec la médecine chinoise et le yoga, car les états de relaxation profonds atteint via ses deux pratiques, activent le système immunitaire.

Les fréquences bêta, telles que nous en avons en ce moment même, puisque nous parlons, sont celles réclamées par les enseignants à l’école : « ne dormez pas, ne rêvez pas, restez là ! ». Or, nous savons désormais, que dans ce n’est pas le meilleur état pour apprendre. Pour apprendre, vous devez être détendu, donc activer les fréquences alpha et thêta et c’est encore plus efficaces, si ces fréquences se situent essentiellement dans le lobe frontal, où est localisée la mémoire de travail. Lorsque celle-ci passe sur des fréquences plus profondes, alpha et thêta, cela signifie également que davantage de zones du cerveau sont intégrées.

La physique nous a appris que les fréquences les plus profondes ont une portée bien plus grande, c’est ce qu’on peut constater lorsque l’on voit une voiture qui roule avec beaucoup de musique, nous n’entendons que les fréquences profondes: les basses…

« Pour apprendre, vous devez être détendu, donc activer les fréquences alpha et thêta et c’est encore plus efficaces, si ces fréquences se situent essentiellement dans le lobe frontal, où est localisée la mémoire de travail »

C’est la même chose chez les animaux. Les éléphants utilisent des fréquences profondes, ce qui leur permet de communiquer entre eux lorsqu’ils sont éloignés de plusieurs kilomètres, de même que les baleines. Les fréquences qu’ils utilisent sont beaucoup plus profondes que celle que nous utilisons, mais au niveau cérébral, c’est la même chose. Lorsque vous allez sur des fréquences alpha et thêta, vous avez alors plus de connexions avec les zones frontalières.

Par exemple, si je vous demande de réaliser des mouvements très simples avec vos doigts, du côté droit et du côté gauche, votre lobe frontal s’activera. Vous pourrez très facilement contrôler et coordonner un doigt de chacune de vos mains, grâce à la mémoire de travail, mais si je vous demande de le faire avec quatre, cinq ou six doigts, comme pour jouer du piano, votre cerveau sera terriblement stressé. Maintenant, si je vous demande d’effectuer un geste sportif où vous devez bouger le coude, l’épaule, la hanche, le genou, le pied, la tête, alors vous aller générer beaucoup plus d’informations, ce qui créera, je dirais, une surcharge du lobe frontal.

« Vous pouvez très facilement contrôler et coordonner un doigt de chacune de vos mains, grâce à la mémoire de travail, mais si je vous demande de le faire avec quatre, cinq ou six doigts, comme pour jouer du piano, votre cerveau sera terriblement stressé »

Ce n’est encore qu’une théorie, mais nous commençons à avoir quelques preuves qui sont assez cohérentes et consistantes. Nous avons pu observer que cette « surcharge » du lobe frontal semble indiquer au cerveau : « le lobe frontal n’a pas la capacité suffisante, il faut changer quelque chose ». Le cerveau semble passer des fréquences bêta aux fréquences alpha et thêta qui sont de bien meilleures fréquences pour l’apprentissage.

Actuellement, ce que nous savons c’est que l’utilisation de mouvements « non conventionnels » (perturbations) par l’athlète, modifie l’état du cerveau après 5 minutes. Un état cérébral similaire peut être obtenu après 45 minutes de course à pied ou de natation, ce qui génère une sorte de surcharge, mais dans le temps.

C’est quelque que chose que l’on peut aussi observer en laboratoire, notamment avec le paradigme de la double-tâche. Lorsque deux taches sont réalisées simultanément et qu’elles interfèrent l’une avec l’autre, il y a rapidement une surcharge de la mémoire de travail. Cependant, lorsque vous atteignez cet état cérébral par l’intégration de ces mouvements « non conventionnels », alors c’est plus humain parce que tout le monde sait comment se mouvoir.

Ce que nous savons aussi c’est que lorsque les ondes alpha ou thêta sont produites, alors le cerveau produit plus de dopamine, cette substance dont nous avons besoin pour apprendre. Nous savons aussi que la dopamine est une substance cruciale pour les troubles du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDHA), ainsi que pour les personnes atteintes de la maladie de Parkinson. C’est pourquoi nous étudions également ce domaine. Pour résumer, il semble qu’il y ait un principe général par lequel la réalisation de ce genre de mouvements « non conventionnels » ouvre, en quelque sorte, le lobe frontal.

Dans l’étude menée par Diogo Coutinho (Exploring the Differential Learning Routes on Creative and Tactical Behaviour in Association Football Players), les mouvements utilisés ne sont pas des mouvements que l’on pourrait qualifier de « naturellement présents » dans la pratique du football. Est-ce que ces mouvements, ces perturbations, doivent forcément l’être ?

Nous n’avons pas encore pu déterminer cela, l’étude que Diogo a mené était très intéressante, mais était basée sur nos conversations, il y a trois ou quatre ans au Portugal qui marquait le début de notre réflexion sur le football. Lors de cette étude, il était demandé aux joueurs qui défendaient, de se déplacer ou de courir avec les bras tendus. Donc, nous pourrions dire que ces mouvements n’ont rien à voir avec le football, mais ce sont quand même des mouvements.

De plus, en faisant cela, vous avez différents moments cinétiques au niveau de l’épaule, du tronc, ce qui a comme effet secondaire, de renforcer les muscles qui sont à ces endroits-là. Donc, c’est aussi une manière indirecte, pour développer les aspects musculaires. Mais ce n’était pas vraiment l’objectif.

« Lorsque des enfants rencontrent un problème, ils essaient de s’adapter pour le résoudre, mais quand c’est fini, ils se concentrent totalement sur autre chose et ne pensent plus au problème rencontré »

Ce qui est intéressant avec ces mouvements, c’est que si vous dites : « détendez le bras droit, mais à la perte du ballon, détendez le bras gauche » ou « lorsque vous recevez le ballon, changez l’angle de votre poignet et quand vous le perdez aussi », à chaque instant, le système doit « changer » pour être plus adaptable. C’est exactement de cela dont il était question dans votre exemple avec les enfants qui apprennent à faire du vélo. Lorsqu’ils rencontrent un problème, ils essaient de s’adapter pour le résoudre, mais quand c’est fini, ils se concentrent totalement sur autre chose et ne pensent plus au problème rencontré.

Par exemple, vous pouvez crier sur des enfants, mais cinq minutes plus tard, ils vous aiment et sont déjà passés à autre chose, ce qui n’est pas envisageable, dans le monde des adultes, parce que nous sommes prisonniers du passé. Alors que quand vous ne cessez de « changer », vous restez dans le moment présent.

« L’état cérébral obtenu par un apprentissage différentiel, est très similaire à celui atteint par des personnes très avancées en pratique méditative »

C’est un des points majeurs de la philosophie orientale, c’est pourquoi nous travaillons dans des pays comme la Chine et l’Inde, avec des monastères, parce que la méditation vous apprend cela. Nous avons pu observer, que l’état cérébral obtenu par un apprentissage différentiel, est très similaire à celui atteint par des personnes très avancées en pratique méditative. En d’autres termes, vous devez apprendre à rester dans l’instant présent, sans penser au passé, ni vous comparer aux autres. Vous êtes avec vous-même et cela semble conditionner le cerveau à de meilleures performances.

L’un des moments les plus importants dans le football actuel, le moment où l’équipe perd le ballon, est aussi l’un des moments où les joueurs rencontrent le plus de difficultés à être performants. Quelque part, c’est un moment du jeu qui nous renvoie à ce que vous dites et au fait qu’il faut « rester dans le moment ».

Oui, les joueurs se lamentent et se disent : « bon sang, pourquoi ai-je fait ça ? », puis ils s’arrêtent, alors qu’ils devraient se dire « j’ai perdu le ballon, je ne peux pas changer cela. Je dois immédiatement presser le ballon ».

Ce qui est aussi intéressant, c’est que l’apprentissage différentiel semble être une excellente approche, non pas pour aider les joueurs sur le travail spécifique d’une situation (la perte du ballon, par exemple), mais pour les aider à « hacker » leur propre cerveau via des perturbations artificielles, afin de leur permettre de rester dans l’instant.

Pour aider vos joueurs, votre équipe, vous devez les observez attentivement et modifiez votre manière de percevoir les choses. Vous devez identifier les difficultés qu’ils rencontrent, mais au lieu de tendre vers une réduction, de leur dire ce qui ne va pas, vous devez aborder ces problèmes comme une chance et essayer de les multiplier.

Par exemple, si les joueurs de votre dernière ligne défensive ont des problèmes à conserver une distance optimale les uns par rapport aux autres, peut-être, et c’est contre-intuitif, vaut-il mieux accroitre les distances entre eux. L’objectif étant de leur permettre de vivre les conséquences qui y sont associées. Dans l’environnement de compétition, je dirais qu’il est très rare de rencontrer une situation idéale : parfois votre adversaire est à côté de vous, parfois il est devant vous… vous devez faire face à tous ces problèmes et les inclure dans le système.

« Vous devez identifier les difficultés que vos joueurs rencontrent, mais au lieu de tendre vers une réduction, de leur dire ce qui ne va pas, vous devez aborder ces problèmes comme une chance et essayez de les multiplier »

Je dirais aussi que cela dépend de l’équipe et de l’individu. Par exemple : j’ai rencontré et observé Neymar et Messi à Barcelone, deux joueurs extraordinaires car lorsque vous leur donnez des instructions, ils vont jouer en apportant des idées que vous n’auriez même pas imaginées. Ils sont comme des enfants, ce qui est quelque chose de nécessaire là-bas.

Du point du vue de l’apprentissage différentiel, l’objectif est d’accroitre les fluctuations dans le temps. Je vais donc amplifier ces fluctuations, progressivement puis observer la manière dont les joueurs vont y faire face.

Je faisais cela avec les athlètes dont je m’occupais. Certains étaient très « orienté modèle », donc il suffisait que je leur dise : « Carl Lewis ou Ben Johnson ont fait cet exercice » et eux me répondait : « Allons-y ! ». Pour d’autres, il suffisait de leur dire « je ne pense que vous serez capables de faire ça. Allons-y ». Chaque individu à ses spécificités, c’est pour cela qu’aujourd’hui, nous travaillons sur les préférences motrices.

Cela nous permet d’adapter les fluctuations en fonction de chacun. Par exemple, nous savons que nous pouvons proposer beaucoup plus de variations aux personnes qui ont une orientation horizontale, alors que ceux qui ont une orientation verticale auront besoin de quelque chose de plus structuré. Et vous ne changerez rien à cela.

« Du point du vue de l’apprentissage différentiel, l’objectif est d’accroitre les fluctuations dans le temps »

C’est la même chose pour la motivation. Certains athlètes ont plutôt une motivation extrinsèque. Il suffit de leur dire : « ce joueur est meilleur que toi », pour qu’ils soient à 150 %. Mais si vous leur dites « donne le meilleur de toi-même », vous pouvez oublier, il ne se passera rien, alors que cela fonctionnera très bien pour un autre individu. Certains sont motivés par le fait de jouer pour l’équipe et une phrase comme « fais-le pour l’équipe, pas pour toi » décuplera leur motivation.

Bertrand Théraulaz et Ralph Hyppolyte supposent, pour l’instant, qu’il y a 10 types de motivations différentes. Seulement deux d’entre elles sont associées à chaque personne et on ne peut pas les changer. Donc il peut être intéressant de connaitre ces motivations, avant d’initier ce type d’apprentissage au travers des fluctuations. Tout d’abord, il faut apprendre à percevoir l’apprentissage autrement et à accepter qu’il n’y ait pas de mouvement idéal. Vous devez prendre le risque de faire des erreurs et vous devez montrer aux joueurs comment faire face aux erreurs.

Très souvent, pas seulement dans le football, nous recherchons des modèles à copier, à imiter. Au travers de ce que vous dites, la voie semble plutôt se situer dans une prise de conscience de ce que chacun possède et d’essayer de le faire ressortir, de le faire émerger.

Vous devez trouver vos propres capacités et ne pas vivre la vie de quelqu’un d’autre, c’est une philosophie de vie, presque, le processus de la vie. La philosophie orientale nous indique ‘qu’il faut faire la différence entre l’ego et vous-même… L’ego cherche l’admiration, l’argent, toutes ces choses matériels, mais le « moi » est différent. Et ce que nous devons trouver, c’est le « moi ».

« Vous devez trouver vos propres capacités et ne pas vivre la vie de quelqu’un d’autre, c’est une philosophie de vie, presque, le processus de la vie »

C’est une partie très importante du processus d’éducation et c’est pourquoi nous échangeons beaucoup avec des enseignants car ils ont souvent l’attitude suivante : « Nous, nous savons ce qui est bon pour vous », alors qu’en fait, leur attitude devrait être la suivante : « je ne sais pas ce qui est bon pour vous, mais je peux vous aider à le trouver ». Ce qui est, je dirais, un postulat assez différent.

Un autre élément intéressant, c’est votre lien avec la Catalogne et Barcelone. Avec Natàlia Balagué, vous avez notamment été le directeur de thèse de Carlota Torrents, qui traitait de l’utilisation de la théorie des systèmes dynamiques pour comprendre le processus d’entrainement. Vous avez aussi collaboré pendant longtemps avec Francisco Seirul lo Vargas D’où vient cette connexion ?

Tout a commencé en 1997, lorsque j’ai rencontré le professeur Natalia Balagué à Copenhague, lors de la conférence de l’ECSS. Elle y présentait des travaux sur la physiologie, je venais de terminer ma thèse postdoctorale et j’étais au début de mon exploration de toutes ces idées révolutionnaires, la philosophie, Derrida, Deleuze et tout le reste. Lors de cette conférence, nous avons échangé et j’ai remis en question un certain nombre d’éléments qu’elle avait appris. A cette période elle s’est intéressée à mes travaux et m’a par la suite, en 1999, invité à un programme d’échange.

En 2000, elle organisait la première conférence sur la préparation physique et elle avait convié, je dirais, les grands noms du domaine. Elle souhaitait que je présente une vision alternative de la préparation physique, puisqu’à cette période, j’avais réalisé un certain nombre d’études biomécaniques sur les arts martiaux, lors de voyages en Chine et à mon retour, j’ai voulu approfondir mes connaissances dans les arts martiaux. J’ai donc pris contact avec un entraîneur national de karaté, qui était un de mes amis et avec qui j’ai fait mon apprentissage.

La seule condition que je m’étais imposée, c’était de ne le voir qu’une fois par semaine et de compléter mon entrainement moi-même, en utilisant mes connaissances sur l’apprentissage. Cela a fonctionné à merveille, en deux ans, j’ai presque obtenu ma ceinture noire. C’est une expérience qui m’a permis de voir que ce type d’apprentissage pouvait très bien fonctionner et qu’il était possible de grandement développer la force, sans aller à salle de musculation, alors qu’à cette époque, tout était axé là-dessus.

J’ai donc beaucoup échangé avec Natalia et je l’ai, en quelque sorte, convaincu de nous pencher davantage sur les systèmes complexes. Elle avait de très bons contacts dans la profession et  je lui avais recommandé Scott Kelso, c’est la raison pour laquelle elle a organisé la première conférence sur le sujet, en 2001, mais qui n’a pas eu lieu faute de  participants. La conférence suivante a eu lieu en 2003, c’était le premier évènement important sur le sujet et auquel nous avons pu inviter tout le monde.

« Ce qui est vraiment intéressant, c’est que Paco enseignait aussi à l’université où je donnais des cours et quelques étudiants assistaient à nos cours respectifs. Certains, ont ensuite mis en œuvre nos approches, avec les équipes de jeunes du Barça »

Mais pour moi, ce qui a été intéressant, c’est que dès 2000 j’ai rencontré Paco Seirul lo et, bien qu’il ne parle pas anglais, il y a tout de suite eu une forte compréhension mutuelle. A l’époque, je savais qu’il était un entraîneur très performant, qu’il avait accompagné des athlètes dans différentes disciplines. Nous avions des idées très similaires, mais il n’avait pas le background dans des domaines comme la physique par exemple. J’étais donc capable de théoriser et lui, avait plus d’expérience sur les aspects pratiques.

Il m’a donc immédiatement invité à voir des séances d’entraînement et par la suite, je suis venu 2 à 3 fois par an à Barcelone dans le cadre d’un programme d’échange universitaire.  L’élément vraiment intéressant, c’est que Paco enseignait aussi à l’université où je donnais des cours et quelques étudiants assistaient à nos cours respectifs. Certains, ont ensuite mis en œuvre nos approches, avec les équipes de jeunes du Barça jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite universitaire et se mette en retrait du département méthodologique du club il y a 4 ans, avant d’y revenir récemment.

L’une des recommandations que je leur avais faite à l’époque (2008), en pensant à l’avenir, c’est qu’ils devaient développer la capacité de sprint de leurs joueurs. J’avais d’ailleurs écrit un livre dédié à l’apprentissage différentiel appliqué au sprint, pour les joueurs de football. Et c’est ce que l’on peut observer aujourd’hui, les joueurs sont de plus en plus rapides et les équipes qui ne s’adaptent pas à cette évolution, rencontrent des difficultés.

D’ailleurs, en 2009, j’ai commencé à travailler avec Thomas Tuchel, car il voulait évaluer ses joueurs sur de la course de vitesse. Avec son staff, Ils sont venus à l’université et nous avons évalués leurs joueurs sur différentes distances. A la fin de l’évaluation, je leur ai transmis les résultats, il m’a dit « merci beaucoup » et était sur le point de partir quand je lui ai demandé : « savez-vous comment optimiser ces performances ? ». Il m’a regardé avec un peu de stupéfaction, en me disant : « c’est possible ? » et je lui ai répondu : « oui, c’est la raison pour laquelle nous prenons ce type de mesure. Parlons-en ». Pendant 2 ou 3 jours, nous avons longuement discuté de l’apprentissage différentiel, puis j’ai présenté mes recherches à son staff.

On oublie parfois que le football, comme la vie quotidienne sont des phénomènes complexes. On peut avoir tendance à vouloir séparer les choses, alors que lorsqu’on prend un peu de recul, on peut s’apercevoir que les interactions qui existent dans la rue, par exemple, sont très complexes.

Vous pouvez l’observer dans tous les sports, mais les gens ont souvent besoin de séparer les choses pour revendiquer leur propre territoire, parce qu’ils ne veulent pas réellement coopérer. 

Mais de manière générale, je vois qu’il y a aujourd’hui, plus d’ouverture et, avec le recul, ma connexion avec le FC Barcelone était parfaite. Parfaite parce que ceux qui encadrent les équipes au Barça ont un solide parcours universitaire ou enseignent à l’université. Lors de la première conférence que j’ai faite là-bas, des gens de toute l’Espagne venaient, très vite suivis des gens du Portugal.

D’ailleurs, Duarte Araujo a été l’un des premiers à parler à cette conférence et m’avait déjà invité en 2003 pour présenter, à la Fédération portugaise de football, les liens qui peuvent exister entre l’apprentissage différentiel et l’apprentissage de la tactique. Duarte s’est davantage concentré sur les aspects liés à la prise de décision, mais pour moi, en tant que physicien, c’est en fait la même chose. Il n’y a pas de différence entre les variables que vous prenez.

Parce que vous pensez que tout est en interaction ?

En fait, cela vient de mon parcours et de mon éducation. J’ai pratiqué à un haut niveau le handball, la gymnastique et le bobsleigh, j’ai aussi pratiqué le karaté. J’ai étudié la physique et la biomécanique j’ai donc vu tous ces parallèles qui peuvent exister dans le sport. Tout cela vient du fait que j’étais juste curieux et que je me suis nourri de ces différentes sources, comme je le dis très souvent à mes élèves, j’ai juste gardé ma curiosité d’enfant.

Est-ce que le football et le sport en général sont toujours des domaines qui attirent votre curiosité ?

Ce qui est le plus important pour moi aujourd’hui, c’est de transférer mes recherches dans les domaines de l’apprentissage scolaire et de la thérapie. C’est d’ailleurs ce que j’ai commencé à faire avec une personne que j’ai rencontré à Barcelone et qui est spécialiste de la dystonie focale.

Au golf, on appelle cela un yips (mouvements incontrôlés dus à des crampes musculaires) et c’est un phénomène qui se produit le plus souvent lors d’un putt. Nous avons donc commencé à collaborer sur ce sujet et en une semaine, nous avons eu plus de succès qu’ils n’en ont eu pendant huit ans. Là où beaucoup d’autres suggèrent la chirurgie et/ou l’utilisation de médicaments, nous préconisons de travailler avec le cerveau.

C’est aussi pour cette raison que nous avons commencé à travailler sur des traitements liés aux troubles du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), ainsi qu’avec des personnes atteintes de la maladie de Parkinson. Voilà ce qui m’intéresse le plus en ce moment.

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