Modélisation, méthodologie et didactique des sports collectifs : les apports de René Deleplace

Proposition théorique de © Jean-Francis Gréhaigne, professeur des Universités honoraire en STAPS de l’Université Bourgogne Franche-Comté et Eric Duprat, entraineur de football (DES), professeur agrégé d’EPS, retraité de l’Université d’Évry Val d’Essonne.

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En France, René Deleplace et Robert Mérand (1977 ; 1984) ont été à l’origine de pas en avant importants concernant la théorisation de sports collectifs. Que ce soit à propos de l’observation, de la conceptualisation, de la didactique ou de l’entraînement dans ces pratiques sportives d’opposition/coopération leurs apports ont constitué une base solide dans les évolutions qui ont suivies.

Dans cet article, il s’agira d’abord de questionner certains concepts proposés pour le rugby par Deleplace (1966 ; 1979 ; 1994) en vue de compléter la méthodologie de l’entraînement en football.

René Deleplace a été une des figures tutélaires de ces professeurs et élèves professeurs d’EPS, sans doute idéalistes, qui pensaient que la tête valait bien les jambes et l’intelligence, les tripes, sans toutefois négliger l’aspect athlétique. René restera, pour nous, un exemple de rigueur sportive, de pédagogie intelligente et de chaleur humaine.

Dans ce contexte, à la suite de René, l’objectif de cette contribution sera d’étudier les rencontres de football comme « des ensembles complexes », où les pratiquants agissent en tant « qu’unité-totalité » en situations réelles de jeu avec une durée conséquente où les relations d’opposition sont primordiales.

De fait dans la didactique des sports collectifs, l’approche traditionnelle qui met l’accent sur l’apprentissage d’un éventail d’habiletés techniques spécifiques à l’activité pour ensuite les exploiter dans le jeu a perdu un peu de sa superbe. En effet, les nouvelles approches à l’école (de type technologique) se centrent d’abord, en situations de jeu, sur la compréhension et la maîtrise des aspects tactiques avec, au besoin, une consolidation des habiletés techniques (Deleplace, 1979 ; Duprat, 2007 ; Eloi & Uhlrich, 2011 ; Gréhaigne, 1992a ; Gréhaigne, Godbout, & Bouthier, 1999).

Dans le second cas, celui qui nous intéresse, le problème fondamental des sports collectifs repose sur cette définition : « dans un rapport d’opposition, il s’agit de coordonner les actions collectives afin de récupérer, conserver, faire progresser le ballon dans le but d’amener celui-ci dans la zone de marque et de marquer ». A cet effet, le plus souvent il faut prendre de l’avance sur le replacement défensif, conserver cette avance et réussir la réalisation. » (Gréhaigne, 1989, p. 13).

Pour Brackenrigde (1979) les sports collectifs sont une lutte pour la conquête d’un territoire avec un ensemble de règles qui incluent des stratégies significatives et des aspects techniques où l’anticipation / coïncidence est de la plus grande importance. La lutte pour la conquête d’un territoire est réglée par un système de score qui symbolise l’importance de la victoire. Le règlement identifie les problèmes et garantit pour l’ensemble des équipes ou des individus l’égalité des chances.

Ainsi, on parle d’opposition lorsque deux faits forment un contraste, lorsque l’un fait obstacle à l’autre ou encore lorsque deux groupes sont placés en face à face. L’objet de chacune des actions offensives est bien de provoquer et d’exploiter un déséquilibre du dispositif adverse, de créer l’effet de surprise, bref l’imprévisible, afin de marquer un but ou un point. Les attaquants doivent s’efforcer de prendre de vitesse la reconstitution par l’équipe opposée d’un équilibre défensif ou d’amener le barrage adverse dans une position critique et ainsi rompre l’équilibre à leur avantage (Mahlo, 1969 ; Gréhaigne, 1992 ; Marle, Pasteur & Voland, 1996).

D’autres travaux concomitants dans le cadre de la théorie des apprentissages, grandement influencés par la psychologie cognitive, ont fourni les bases nécessaires à l’établissement d’une méthode où la prise de décision se trouve au cœur du processus (Bouthier, 1988, 1993).

Il a été l’e principal inspirateur de l’école de la « pédagogie des modèles de décision tactique » (PMDT) qui préconise l’intervention des processus cognitifs comme éléments déterminants pour la qualité de l’exécution et la pertinence du geste et qui subordonne ces formes gestuelles et leurs principes d’exécution au contexte tactique d’action. (Bouthier, 1986, 1988 ; David, 1984 ; Diaz, 1983 ; Reitchess, 1983 ; Stein, 1981…).

Dans ce contexte, la composante tactique joue un rôle décisif dans la mesure où elle détermine l’orientation des actions et leur efficacité. La variété des états du rapport des forces nécessite l’initiative individuelle et la coordination collective. L’apprenant est guidé, orienté ; les solutions tactiques lui sont fournies et il construit sa technique avec l’aide de l’enseignant ou de l’entraîneur.

La pédagogie des modèles de décisions tactiques repose sur une caractérisation des sports collectifs en tant que système mouvant de rapports d’opposition entre attaquants et défenseurs. Elle met donc au centre de l’activité des joueurs les problèmes de stratégie collective et leurs adaptations tactiques à l’évolution du rapport de forces dans les conditions changeantes du jeu.

Trois grandes caractéristiques semblent se dégager de ce bref inventaire (Deleplace, 1983) :

            – l’intervention déterminante de la pensée abstraite ;

            – le rôle irremplaçable de la participation active du joueur au processus de formation ;

            – la contribution décisive, l’activité du sujet dans la construction d’actions sportives.

Un peu plus tôt, dans un ouvrage précurseur, Deleplace (1979) avait proposé́ une avancée remarquable dans la conceptualisation du jeu de rugby et une piste pour un regard nouveau sur les Jeux sportifs collectifs. Pour cet auteur, la gestion par les joueurs des liens d’opposition repose sur une prise d’information pertinente des signaux fournis par le jeu. Cela nécessite aussi une compréhension commune et des comportements variés et adaptables permettant la suppléance dans les rôles provisoires en fonction du contexte situationnel.

Dans cette optique, les prises d’information constituent le fondement de la disponibilité motrice et tactique du joueur. Cette nécessaire « conscientisation » permet au joueur d’orienter le jeu en possédant un schéma abstrait qui rend compte, de façon opératoire au niveau mental, de la logique d’action correspondant à la situation évolutive particulière à laquelle se rapporte la configuration du jeu en cours. Cela se réalise de façon opératoire, c’est-à- dire d’une façon qui permet au joueur d’agencer les éléments du jeu. Il le fait particulièrement grâce à la possibilité d’anticipation mentale dans l’élaboration d’une suite de décisions au fil de l’action.

La confrontation en football, comprise comme un ensemble d’usages réglés par les lois du jeu, fournit aux deux équipes un aperçu exclusif permettant de bien se comparer tout en s’opposant, et engendre la mise en perspective de problèmes à résoudre. Cependant, un enjeu important dans l’étude de ces confrontations est de rester, dans un premier temps, sur des aspects factuels, c’est-à-dire d’évaluer des prestations, des actions et des choix et non des personnes.

Néanmoins, plus les thèmes abordés sont complexes et importants, plus la responsabilité des joueurs en relation avec leurs systèmes de valeurs, est engagée. Dans une rencontre de bon niveau, que ce soit au niveau personnel ou collectif, ces deux postures sont en grande partie imbriquées. Parler de liens antagonistes en sport collectif c’est bien insister et mettre en avant le caractère irréductible de la confrontation (Duprat, 2019). Cette tension entre attaque et défense est au cœur de l’essence des sports collectifs.

Déjà en 1979, René Deleplace soulignait l’importance des techniques gestuelles employées, mais aussi la nécessité de toujours les resituer dans le contexte du « rapport d’opposition » en précisant « que c’est ce rapport d’opposition des forces antagonistes en présence, traduit de loin en loin par l’évolution du score du match, qui caractérise l’activité en sports collectifs » (p 12). Si les joueurs ne peuvent pas s’adapter ou changer de jeu, l’équipe a toutes les chances de perdre.

Nous avions déjà attiré l’attention dans le numéro d’eJRIEPS Hors-série n° 1 sur les sports collectifs (Gréhaigne & Dietsch, 2015), sur l’impérative nécessité de considérer l’opposition comme facteur premier dans l’analyse du fonctionnement d’une rencontre. Pourtant, périodiquement, on voit resurgir un certain nombre de recherches en sports collectifs (Bourbousson & Seve, 2010 ; Clemente, Lourenço Martins & Sousa Mendes, 2016) qui se centrent sur l’équipe et son fonctionnement sans tenir compte du fait que ce collectif n’existe véritablement que dans l’opposition à une autre équipe (Deleplace, 1979 ; Gréhaigne, 2014).

Sans ce milieu approprié où l’opposition est centrale pour toute analyse, on en revient à l’approche de la nage à sec. Or, dans l’apprentissage de la natation, on a depuis longtemps cessé de faire réaliser des mouvements sur un tabouret pour les refaire, ensuite, dans l’eau. Pour en revenir au sport collectif, en procédant de la sorte, on met en place un système particulier de repérage, où les aspects tactiques des configurations du jeu et les informations provenant de la présence active de l’adversaire au lieu d’être le guide de l’action, deviennent littéralement perturbantes pour suivre le fil de l’action.

Concernant le joueur, celui-ci doit concentrer son attention sur le cours du jeu, tel qu’il s’y trouve engagé, pour en déceler la cohérence et profiler son évolution, en bref s’appuyer sur le potentiel de la situation. On peut dire que deux notions se trouvent ainsi au cœur de l’analyse du jeu. D’une part, celle de configuration du jeu telle qu’elle s’actualise et prend forme dans le rapport de forces en cours et d’autre part celle du potentiel de cette configuration du jeu. Chaque joueur bâtit du sens et progresse.

L’essentiel des situations d’apprentissage s’envisage alors en opposition et les rapports d’opposition se trouvent au centre de la transformation des formés. Anticiper devient alors un élément clé de la réussite. L’anticipation, c’est l’action de prévoir ce qui va arriver à partir d’hypothèses ou de suppositions. C’est l’activité adaptatrice que développe le joueur par rapport à une future configuration du jeu, lorsqu’il suppose sa prochaine apparition.

L’anticipation est essentielle à la réalisation de l’efficacité des projets de jeu et des tactiques individuelles propres à chaque sport collectif pour prévoir les aléas et décider vite et juste. Pour cette raison, la compréhension des processus qui la constituent est essentielle pour l’enseignant et l’entraîneur. Il leur faut être capables de concevoir et conduire un processus de perfectionnement permettant d’agir sur la prise de décision tactique, le tout combiné avec la préparation de l’équipe à la compétition (Deleplace, 1983 ; Mahlo, 1969).

Ainsi, les processus cognitifs, attentionnels, émotionnels, sensori-moteurs sont tous en jeu, condensés et intériorisés dans l’organisation et la régulation de l’action. Ils y assurent, à des degrés divers selon la tâche, l’expertise ou des fonctions de base. Dans la pratique et l’apprentissage des sports collectifs, la référence centrale, n’est donc pas un mouvement segmentaire linéaire, calibré, réalisé dans des conditions artificielles mais le mouvement en tant que composante d’une conduite humaine dans un environnement qui lui donne tout son sens (cf. Bouthier & Durey, 1994a  ; Duprat 1996).

De ce point de vue, Deleplace (1979) insiste sur la nécessaire conscientisation du jeu. Pour orienter le jeu, le joueur doit posséder, si simpliste soit-il, un schéma abstrait rendant compte, de façon opératoire au niveau cognitif de la logique d’action correspondant à l’évolution de la configuration du jeu en cours. De façon opératoire, c’est-à-dire d’une façon qui permet au joueur d’agencer les éléments du jeu, grâce en particulier à la possibilité d’anticipation mentale dans l’élaboration, dans l’action, dans une suite de décisions.

Une dynamique existe entre conscientisation et action explicite et il faut, au fil des apprentissages que le joueur lui-même puisse la faire jouer pleinement. Ici, les informations provenant de la présence active de l’adversaire sont, bien indispensables à la construction du joueur.

Création, conscientisation et organisation en relation avec une technique ouverte construite en situation d’opposition sont au cœur d’une didactique moderne des sports collectifs dans le droit fil des écrits de René Deleplace où le mouvement perpétuel, offensif et défensif fonctionne dans le balancement entre l’initiative personnelle et de l’adaptation de l’organisation collective.

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Références

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Bouthier, D. (1988). Les conditions cognitives de la formation d’actions sportives collectives. Thèse de doctorat (non publiée) en psychologie du travail. Université Paris V – EPHE. Bouthier, D., & Durey, A. (1994a). Technologie des APS. Impulsions, 1, 95-124.

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Brackenridge, C. (1979). Games : Classification and analysis. Oral presentation aux Kirkless Teachers, le 02 may 1979.

Clemente, F.-M., Lourenço Martins F.-M., & Sousa Mendes, R. (2016). Social network analysis applied to team sports analysis. Heidelberg : Springer International Publishing.

David, B. (1984). Initiation précoce au rugby : étude comparée de deux méthodes d’apprentissage (Mémoire de Maîtrise en STAPS non publié). Paris : Université Paris V.

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