Coordinateur du Centre Interdisciplinaire pour l’Étude de la Performance Humaine (CIPER), qui dépend de la Faculté de Motricité Humaine de l’Université de Lisbonne, Duarte Araújo a grandement contribué au développement de la compréhension de l’activité sportive, au travers de l’approche dynamique écologique.
Nous lui avons donc demandé de partager sa perspective de la performance sportive, l’acquisition d’habiletés ou encore du talent.
Chaque dimanche vous recevrez des idées sur l’analyse du jeu, l’entrainement ou encore l’apprentissage.
Tous vos travaux semblent être articulés autour de l’idée que c’est l’observation des relations fonctionnelles qui existent entre l’individu et l’environnement, qui permettent d’en expliquer le comportement. Pourquoi et comment avez-vous décidé d’utiliser cette perspective pour interpréter le monde qui vous entoure ?
C’est une question très profonde. Évidemment, au début, je n’envisageais pas les choses de cette manière. En fait, ma réflexion a commencé lorsque j’étais étudiant à la Faculté de Motricité Humaine de l’Université de Lisbonne, où j’ai eu l’opportunité d’avoir des professeurs comme Carlos Queiroz. Ce sont des gens qui envisageaient véritablement l’environnement de pratique d’un sport, comme le contexte dans lequel il fallait s’entraîner. À l’époque, il y avait un débat qui, je pense, est toujours d’actualité et qui générait de nombreuses questions : si vous voulez pratiquer le football, est-il nécessaire d’effectuer des tours de terrain ? Est-il nécessaire d’aller en salle de musculation ? A la fin des années 80, c’était un débat très animé au Portugal et il m’a beaucoup fait évoluer. J’ai découvert pourquoi ce type d’entraînement pouvait être approprié, mais aussi pourquoi il pouvait être excessif et ne devait pas être la clé de voute de l’entraînement. L’entraînement devrait être conçu dans le but de réaliser des tâches liées à l’activité sportive pratiquée.
Plus tard, j’ai aussi compris que tous ces principes étaient associés au fait que nous agissons, en fonction de ce que nous percevons. Nos muscles ne fonctionnent pas indépendamment de l’activité dans laquelle nous sommes engagés. Ils nous aident à atteindre un objectif et si celui-ci n’est pas lié au sport que nous voulons pratiquer, alors nous nous entraînons à faire autre chose que pratiquer ce sport.
Comme je le disais précédemment, toutes ces réflexions ont commencé, au contact de professeurs comme Carlos Queiroz, Jesualdo Ferreira ou encore Hermínio Barreto. J’ai aussi eu la chance de connaitre António Paula Brito, un professeur de psychologie du sport très influent et innovant, dont les idées étaient très écologiques. Grâce à son influence, j’ai compris que si je voulais comprendre le mouvement, la performance et le sport, les approches écologiques avaient une certaine pertinence. Pourquoi ? Parce que nous agissons en fonction de ce que nous percevons. C’est ce qui a déclenché ma réflexion sur ce problème.
Vous avez un point de vue assez singulier sur la question du « talent ». Vous postulez qu’il ne devrait pas être considéré comme une caractéristique strictement possédée par un individu, mais comme une ressource qu’il partage avec l’environnement et que, par conséquent, il ne peut l’utiliser lorsqu’il le souhaite.
Avant de répondre, je dois d’abord ajouter quelque chose à mes propos précédents. A la fin de mes études, j’ai eu la chance d’effectuer un master en psychologie du sport, dont une partie s’est déroulée à Amsterdam (Vrije Universiteit). Là-bas, j’ai côtoyé des professeurs comme Claire Michaels, Peter Beek et Geert Savelsbergh, qui sont des personnes très influentes dans les domaines de la psychologie écologique et des systèmes dynamiques.
« Une action, ce n’est pas quelque chose d’interne à un individu, c’est une relation avec l’environnement, qui évolue dans le temps. »
C’était une expérience très intéressante car j’ai pu constater qu’il était possible d’étudier la psychologie comme quelque chose de tangible et mesurable, en allant au-delà de ce que les individus peuvent affirmer sur la façon dont ils agissent et se comportent. Ces sujets étaient très importants pour moi, notamment toutes les idées relatives à la théorie des systèmes dynamiques et à la manière dont l’action évolue dans le temps. C’est à l’aide de ces idées que j’ai compris que l’on pouvait saisir l’interaction continue entre l’individu et l’environnement, ainsi qu’un certain nombre d’autres choses auxquelles je n’avais jamais pensé auparavant. Curieusement, à cette époque (milieu des années 90), il y avait peu de recherche sur le sport, les gens étudiaient des tâches qui me paraissaient très simples comme, par exemple, le mouvement des doigts (cf : les expériences de Scott Kelso). Je n’étais pas du tout intéressé par ce type de tâche, je voulais comprendre le sport.
C’est aussi à cette période que j’ai rencontré Keith Davids, qui est devenu mon directeur de thèse. Il réfléchissait et écrivait déjà sur tous ces sujets. C’est probablement la meilleure collaboration que j’ai eue dans ma vie professionnelle ! Il m’a aidé à comprendre que si je voulais vraiment comprendre l’action, je devais la comprendre de manière dynamique et observer son évolution dans le temps. Une action, ce n’est pas quelque chose d’interne à un individu, c’est une relation avec l’environnement, qui évolue dans le temps.
« C’est l’adaptation de votre corps et de vos caractéristiques, aux circonstances, qui révèle votre compétence, non pas quelque chose que vous auriez à l’intérieur de vous-même. »
Par exemple, la façon dont Neymar Jr dribble ses adversaires, n’est pas quelque chose qui préexiste à l’intérieur de lui. Cela dépend de l’adversaire concerné, de la vitesse qu’il a avant, de l’endroit où il se trouve sur le terrain, etc. En fait, il y a plusieurs questions auxquelles nous ne pouvons répondre, si nos observations sont focalisées sur des choses censées se passer à l’intérieur du joueur. Nous devons comprendre ce qui se passe autour de lui. C’est sa manière d’agir qui nous montrera s’il obtient un avantage ou non, s’il résout un problème ou non. Ce que nous associons normalement à des processus internes : la résolution de problèmes, la prise de décision, etc., est observable dans le temps, au travers de l’interaction athlète-environnement. Nous pouvons observer la décision prise et dire : » il y a eu une transition à ce moment-là, alors il a dribblé le défenseur et il est allé là « . Si nous analysons les actions de manière contextualisée, tous ces processus que nous supposons être internes, se manifesteront de manière écologique.
Nous pouvons alors évaluer les capacités qu’un individu a dans la résolution de problèmes, non pas à partir de ses réponses à nos questions, mais en observant la façon dont il résout le problème. Cette aptitude à atteindre le but de la tâche est observable au travers de l’interaction qui existe entre l’individu et la tâche. C’est pourquoi c’est l’adaptation de votre corps et de vos caractéristiques, aux circonstances, qui révèle votre compétence, non pas quelque chose que vous auriez à l’intérieur de vous-même.
Si le « talent » est partagé entre l’individu et son environnement, quelque part, il ne peut se manifester « sur commande ». Comment pensez-vous que des experts comme Cristiano Ronaldo ou Leo Messi, par exemple, font pour être si constants et consistants dans sa démonstration ?
Bien que nous n’en sachions pas assez pour répondre à cette question avec précision, ce que je peux dire, c’est que de mon point de vue, une action est quelque chose de momentané. Si elle est momentanée, alors il n’est pas possible pour un individu d’avoir en permanence une solution pertinente à un problème donné, car les circonstances sont changeantes et nous ne savons jamais ce qui se passera dans le futur. Par ailleurs, en plus de résoudre des problèmes en fonction de circonstances changeantes, nous changeons aussi au fil du temps. Cela pourrait être une conclusion à ce que je disais précédemment et c’est pourquoi vous posez maintenant une question très intéressante : certains individus sont toujours performants ! Comment est-ce possible ?
Tout d’abord, je voudrais introduire quelques principes généraux liés à cette notion de changement, afin de montrer qu’il ne se produit pas uniquement au niveau du cerveau. Prenons un exemple très simple. Si un individu fait beaucoup de musculation, la peau de ses mains s’épaissira. En clair, sa peau changera, simplement en soulevant des poids. Ce que je veux dire par là, c’est que c’est tout notre organisme qui change en fonction des activités que nous réalisons fréquemment. Une sorte de changement s’opère dans tout notre corps, afin de mieux nous adapter à la tâche que nous réalisons.
« De mon point de vue, une action est quelque chose de momentané. Si elle est momentanée, alors il n’est pas possible pour un individu d’avoir en permanence une solution pertinente à un problème donné, car les circonstances sont changeantes et nous ne savons jamais ce qui se passera dans le futur. »
Nos mains changent, nos muscles changent, notre respiration change, etc. Ce n’est pas un phénomène qui est restreint à notre tête. Ce n’est donc pas une question de mémoire. Ces changements sont liés à quelque chose qui se produit dans des circonstances données, dans un environnement donné. C’est pourquoi l’apprentissage lié à la pratique du judo, par exemple, ne se transfèrera pas nécessairement au football. Cela signifie que lorsqu’un individu s’entraine à jouer au football, des changements s’opéreront en lui, qui le rapprocheront de la tâche qu’il effectue (jouer au football). Ces changements ne sont pas abstraits, ils sont intimement liés à la pratique du football. Maintenant que nous avons introduit cette notion de changement et l’idée que ce sont ces changements qui nous rendent plus à même d’agir sur une tâche donnée, mettons l’accent sur la manière dont cela se produit dans le temps.
Nos recherches nous ont amené à penser qu’il y a trois phases clés dans le processus de développement des habiletés perceptivo-motrice :
La première phase consiste à faire converger nos intentions avec la tâche. Cela semble évident, mais cette étape est très importante. C’est une phase que nous suggérons d’aborder au travers d’actions exploratoires. Le joueur explorera des possibilités de mieux faire les choses, mais cette exploration doit faire converger ses intentions vers le but de la tâche. Par exemple, je peux réaliser une tâche avec vous, simplement parce que j’aime parler avec vous, pas pour la tâche en elle-même. Je réalise donc la tâche sans faire converger mes intentions vers elle, simplement parce que c’est agréable de passer du temps à échanger avec vous. Ce qui est fondamental ici, c’est qu’au fil du temps, que ce soit un enfant ou Cristiano Ronaldo, cette convergence doit se manifester.
Le principal objectif doit être d’essayer d’atteindre le but de la tâche. Ils ne pensent pas à battre un record ou à ce que les médias diront d’eux. Ils se concentrent sur la tâche. Cet engagement est nécessaire afin qu’ils s’adaptent réellement aux spécificités de celle-ci et non à autre chose. Par conséquent, dans cette phase, nous encourageons les apprenants à EXPLORER.
Au cours de la deuxième phase, ils réaliseront qu’effectuer certaines choses les rapproche du but de la tâche, alors que d’autres les en éloignent. Elles ne sont pas pertinentes pour ce qu’ils ont à faire. Cela est lié à la perception de sources d’information qui sont pertinentes, relativement au but de la tâche et qui les aident à s’en approcher. Cette deuxième étape, qui est cyclique et s’étend sur toute une carrière, est ce que nous appelons la phase de DECOUVERTE. Cela signifie qu’ils deviendront perceptivement attentifs aux possibilités d’action pertinentes dans l’atteinte du but de la tâche (et non aux affordances liées au public ou aux journalistes présents dans le stade, par exemple).
Donc, la première phase implique l’exploration et l’éducation de l’intention, tandis que la deuxième phase concerne la découverte et l’éducation de l’attention. La troisième phase, même si toutes ces phases sont très imbriquées, est celle où les joueurs ont déjà découvert quelles étaient les principales sources d’information et où ils agissent directement sur les opportunités d’actions associées. Cependant, lorsqu’ils agissent sur ces opportunités, ils doivent calibrer leurs mouvements en fonction du temps et de l’espace dont ils disposent. Cette troisième phase concerne l’EXPLOITATION. Elle implique le calibrage de leurs mouvements en fonction des sources d’informations pertinentes. Le calibrage, dans cette perspective, ce n’est pas celui du corps, mais celui de leurs mouvements en fonction des informations présentent dans l’environnement.
« Lorsqu’un individu s’entraine à jouer au football, des changements s’opéreront en lui, qui le rapprocheront de la tâche qu’il effectue (jouer au football). Ces changements ne sont pas abstraits, ils sont intimement liés à la pratique du football. »
En résumé, l’exploration est liée à l’éducation de l’intention, la découverte est liée à l’éducation de l’attention et l’exploitation est liée à la calibration du mouvement. Ce sont donc les trois phases. Lorsque Cristiano Ronaldo ou Leo Messi convergent avec les choses qu’ils doivent réaliser lors d’un match de football, ils sont pleinement concentrés. Peu importe ce qui se passe dans le monde, ce qui compte pour eux, c’est le match. Ils sont donc très engagés dans la tâche et ils sont sensibles aux sources d’information pertinentes (comment l’adversaire se déplace, comment est-ce que les s’ouvrent, etc.). Ils sont très sensibles aux affordances pertinentes, relativement à leurs propres capacités d’action. Ensuite, ils ont un très haut niveau de calibration, pour agir sur ces opportunités au bon moment, avec des mouvements et des orientations corporelles adaptés. C’est pourquoi, même s’ils ne savent pas exactement ce qu’ils feront à chaque match, ils peuvent être très performants, parce qu’ils sont vraiment en phase avec les opportunités d’action qui les entourent et qu’ils agissent avec une grande précision sur celles-ci. Tout cela est de plus en plus stable avec le temps, c’est le processus d’apprentissage.
Bien entendu, cela veut également dire que certaines opportunités d’action peuvent leur échapper et que certaines calibrations ne soient pas effectuées. C’est pourquoi il peut aussi y avoir des fluctuations dans leurs performances, d’un match à l’autre. Cependant, ils seront normalement très en phase, très calibré et, bien sûr, très convergent avec les tâches associées à la pratique du football.
Pour vous, les affordances ne sont pas uniquement des propriétés statiques de l’environnement. Vous avez été plus loin, en les enrichissant et en les conceptualisant comme étant des « invitations à l’action », qu’un individu peut accepter ou refuser. Pourquoi avez-vous développé ce concept d’invitation ?
Cela peut paraitre simple comme concept, mais en fait il existe de nombreuses spécificités et vous avez mis le doigt dessus. En termes simples, les affordances sont des possibilités d’action, des possibilités comportementales. Cela signifie que les affordances sont les multitudes de choses qu’il y a autour de nous et sur lesquelles nous pouvons agir. Bien entendu, il existe aussi une multitude de choses dans le monde, que nous ne pouvons percevoir et sur lesquelles nous ne pouvons agir. Par exemple, à l’échelle humaine, nous ne pouvons pas percevoir les lumières infrarouges ou ultraviolettes, mais certains animaux le peuvent. Cela signifie que nous percevons le monde en fonction de ce que nous pouvons y faire et ça, c’est l’idée révolutionnaire de James J. Gibson. Nous ne percevons pas le monde en termes de temps, d’espace ou d’unités abstraites, nous percevons le monde en fonction de ce que nous pouvons y faire. C’est une perspective qui change complètement notre manière d’appréhender nos interactions avec le monde. Les choses que nous sommes en mesure de percevoir sont donc directement liées à notre propre comportement.
La deuxième étape, c’est que vous et moi sommes des humains, nous pouvons être dans le même contexte, mais il y a certaines affordances sur lesquelles vous pourrez agir, moi pas et inversement. Prenons un exemple : imaginez que je sois assis et que vous soyez debout, vous serez en mesure de voir des choses que je ne peux voir. Ces choses pourront donc être des affordances pour vous, mais pas pour moi. Mais cela ne se limite pas seulement à cela, les capacités d’action sont également concernées. Si vous êtes un joueur très rapide, vous pourrez voir que le ballon peut être intercepté, et moi pas, car je ne suis pas aussi rapide que vous. Cela signifie donc que les affordances sont étroitement liées aux capacités d’action de chaque individu.
« Nous ne percevons pas le monde en termes de temps, d’espace ou d’unités abstraites, nous percevons le monde en termes de ce que nous pouvons y faire »
La troisième étape, que vous soulignez, c’est que les affordances peuvent être statiques, mais que la majorité d’entre elles sont dynamiques. Par exemple, les escaliers sont assez statiques. Nous pouvons les utiliser ou non, mais ils sont là, ils ne changent pas. En revanche, les joueurs de football ne sont pas statiques et le moment où le ballon peut être passé est très dynamique. Il existe, puis il ne l’est plus lorsque les défenseurs se déplacent. Ce caractère dynamique est un élément fondamental dans la compréhension de ce que sont les affordances. Cependant, ce que vous soulignez par votre question, c’est qu’il y a plus que cela. Les affordances ne nous disent pas ce que nous devons faire, c’est à nous de les accepter ou non.
Cela ne fonctionne pas comme le présente les béhavioristes, c’est-à-dire qu’un stimulus apparaît et il y a une réponse immédiate de l’individu, sans qu’il puisse s’y soustraire. Les affordances ne causent pas le comportement, elles ne sont pas le stimulus qui appelle une réponse, c’est plus complexe que cela. Ce ne sont que des possibilités qui nous sont offertes par l’environnement et il en existe également de nombreuses autres que nous ignorons, car elles ne sont pas pertinentes pour notre tâche.
Lorsque nous nous concentrons sur la tâche à réaliser, nous ignorons déjà de nombreuses possibilités qui nous entourent. Nous faisons converger nos intentions avec le but de la tâche. Cela signifie que nous orientons en quelque sorte notre attention vers une partie restreinte de l’environnement. Nous sommes très actifs lorsque nous percevons, nous n’attendons pas passivement qu’un stimulus nous dise quoi faire, nous orientons notre attention vers les choses qui comptent pour nous. Cette compréhension du comportement renforce donc notre « pouvoir d’agir » (agency). C’est ce qui est fondamental avec cette notion d’invitation. Les invitations impliquent un très fort pouvoir d’agir, ce qui signifie qu’une possibilité d’action peut être très attractive, mais que nous pouvons l’accepter ou la refuser. Mais attention, elle n’est pas la cause de notre comportement.
« Les affordances ne causent pas le comportement, elles ne sont pas le stimulus qui appelle une réponse, c’est plus complexe que cela. Ce ne sont que des possibilités qui nous sont offertes par l’environnement et il en existe également de nombreuses autres que nous ignorons, car elles ne sont pas pertinentes pour notre tâche. »
C’est quelque chose de très important dans le sport, pour deux raisons : la sélection des affordances et l’implication de notre pouvoir d’agir. En effet, les joueurs peuvent aussi se voir offrir des possibilités d’action par leurs adversaires, dans le but de les leurrer. Ils seront attirés par ces affordances, mais ils pourront les refuser parce qu’elles ne contribuent pas à l’atteinte de leur but. C’est pour cela que leur pouvoir d’agir est toujours impliqué. Cette notion d’invitation leur permet de contraindre l’éventail de possibilités d’action qu’ils perçoivent. Ils ne seront attentifs qu’aux affordances qui sont liées à la tâche et qui n’apparaitront comme des invitations que lorsque leurs intentions convergeront avec le but de la tâche. Ensuite, les affordances impliquent toujours le pouvoir d’agir des joueurs, elles impliquent qu’ils les perçoivent de telle manière qu’ils s’engagent avec elles lorsqu’elles sont alignées avec le but qu’ils veulent atteindre.
Qu’entendez-vous par « pouvoir d’agir » (agency) ?
C’est également un concept très vaste. Prenons un exemple où il y a une absence de pouvoir d’agir. Au billard, les boules n’ont pas de pouvoir d’agir, leur mouvement est simplement le résultat de votre action sur elles. Même si elles peuvent faire des choses folles, les boules n’ont aucun pouvoir d’agir. C’est l’application d’une force extérieure qui leur permet de se comporter d’une certaine manière. Elles bougent selon les lois de la physique, mais elles n’ont aucun pouvoir d’agir. Pour les animaux les plus simples, jusqu’aux humains, ce n’est pas le cas. Nous avons un pouvoir d’agir, nous pouvons choisir de faire certaines choses et pas d’autres, même si elles sont très attirantes. Nous pouvons, par exemple, gravir une pente en allant à l’encontre de la force gravitaire, bien qu’elle nous repousse. Notre pouvoir d’agir est donc toujours impliqué.
« L’exercice de notre intentionnalité, c’est ce dont il est question lorsque l’on parle de pouvoir d’agir. »
Le pouvoir d’agir est cette capacité que nous avons à faire les choses, pas seulement parce qu’elles sont plus faciles à réaliser ou parce que des forces extérieures nous poussent à les faire. Nous faisons les choses lorsqu’il existe des possibilités d’action qui convergent avec nos intentions. L’exercice de notre intentionnalité, c’est ce dont il est question lorsque l’on parle de pouvoir d’agir.
Dans les sports collectifs, la bonne coordination des différents joueurs est essentielle à l’atteinte des objectifs momentanés de l’équipe : progresser sur le terrain, récupérer le ballon, gérer l’espace dans le dos de la dernière ligne, marquer un but, etc. Cette coordination collective est parfois expliquée par le partage de représentations mentales entre les joueurs de l’équipe. Cependant, dans une activité comme le football, où l’incertitude et l’émergence d’évènements sont permanentes, quelle est leur valeur ?
C’est aussi une question très profonde. Je vais essayer d’y répondre de la meilleure manière possible. L’idée sous-jacente au concept des représentations mentales, c’est que dans notre esprit, il existerait des représentations que nous pourrions comparer avec notre perception de l’environnement, afin de voir si elles sont identiques. Nous pourrions alors simuler ce qui se passerait ensuite, comme avec un modèle bayésien.
Nous effectuerions donc des simulations mentales et parmi celles-ci, nous sélectionnerions l’alternative la plus convenable. Nous simulerions mentalement la façon dont nous pouvons agir dans cet environnement et la façon dont cet environnement évoluerait dans le temps. Nous ferions alors un compromis entre les avantages et les inconvénients de chaque alternative simulée, c’est ce qu’on appelle l’utilité espérée. Ensuite nous choisirions l’alternative qui a la plus grande utilité. Toutefois, il semble assez complexe de simuler cela mentalement, en une demi-seconde, n’est-ce pas ?
Ensuite, viendrait les représentations motrices ou programmes moteurs. Donc, une fois que nous aurions choisi dans notre esprit ce que nous ferions, nous devrions activer une représentation mentale associée à la façon de nous comporter et cette représentation mentale devrait être codée dans le langage de notre colonne vertébrale, de nos articulations et de nos muscles, afin qu’ils puissent se contracter pour effectuer l’action. En utilisant cette théorie, il est difficile d’expliquer pourquoi nous sommes aussi précis dans chacune des actions que nous réalisons. D’ailleurs, l’intelligence artificielle commet aussi beaucoup ce type d’erreur. Un exemple intéressant à ce sujet, c’est lorsqu’au travers de l’IA, nous cherchions à identifier des modèles de comportement chez les consommateurs, pendant la pandémie COVID-19. Les algorithmes dédiés à l’anticipation du comportement des consommateurs ont annulé de nombreuses cartes de crédit, parce qu’ils n’acceptaient pas qu’un individu qui achetait habituellement des livres, remplace cette habitude par l’achat de produits pour le jardinage. L’explication était simple : les gens étaient chez eux et avaient le temps de jardiner. Ils achetaient donc des produits connexes à cette activité. Le problème, c’est que les algorithmes ne pouvaient pas prédire ce type de comportement, sur la base de ce qui avait été représenté auparavant.
Donc, si notre esprit ne reconnaît le monde, qu’en fonction de ce que nous avons déjà représenté et que nous devons toujours le comparer à ce que nous avons représenté dans notre esprit, nous commetrions énormément d’erreur. Cependant, nous avons beaucoup de succès dans notre vie quotidienne, nous pouvons presque terminer notre journée sans faire d’erreur. Dans la majorité des choses que nous réalisons, nous avons beaucoup de succès. Ce qui est assez étrange, car nous ne sommes pas aussi doués que les ordinateurs, en termes de calcul. Notre gestion de la vie quotidienne est plutôt satisfaisante, mais nous ne sommes pas aussi à l’aise dans la réalisation de calculs qui soient assez précis pour nous permettre de prédire nos actions et la dynamique évolutive de l’environnement. C’est pourquoi nous avons cherché des explications plus robustes, capables de gérer toute la nouveauté inhérente à l’action humaine, c’est-à-dire la créativité inhérente à l’action, ce qui signifie qu’elle ne pouvait pas être représentée avant.
Nous pouvons reconnaître des modèles, des personnes ou des objets que nous n’avions jamais vus auparavant et quand même être en situation de réussite. Nous ne pouvons pas tout faire reposer sur notre mémoire, afin de répondre au présent. Ce qui veut dire que nous n’avons pas besoin de tout faire reposer sur celle-ci, pour percevoir et agir sur le monde. La mémoire est un plus que nous pouvons utiliser, mais pas nécessairement pour nous dire comment percevoir le monde et comment agir. Je n’ai aucun problème avec la mémoire, mais je ne pense pas que les représentations mentales soient utiles pour expliquer le comportement.
C’est donc une vision plutôt darwinienne de la compréhension de notre cognition. Elle est adaptative au lieu d’être adaptée. Nous pouvons générer de nouvelles solutions en permanence. L’action ne peut être expliquée par des représentations du passé, nous devons être ouverts sur le futur, être créatifs alors que le concept des représentations mentales verrouille ces explications dans le passé.
Donc, si ce n’est pas à partir de représentations mentales, comment les équipes coordonnent-elles leur prise de décision ?
C’est une question très importante en football et pour les sports collectifs en général. Il peut sembler qu’en partageant un plan de match avec les joueurs, nous leur transmettions un modèle mental du jeu, mais je ne pense pas que ce soit le cas. Je pense que lorsque les entraîneurs discutent avec leurs joueurs et leur disent ce qui peut être réalisé durant le match, cela peut être utile ou néfaste, à différents niveaux. Lorsque nous utilisons la communication verbale pour mettre l’accent sur les affordances pertinentes, afin que les joueurs y prêtent attention : » regarde comment ils se déplacent ensemble « , » regarde quand ils ouvrent l’espace « , » quand tu es d’un côté, regarde ce qui se passe de l’autre côté « , etc., nous éduquons l’intention des joueurs et nous les rendons plus sensibles à certaines affordances. Cela signifie que l’entraîneur ne met pas un modèle mental à l’intérieur du joueur, mais qu’il rend le joueur plus à attentif et plus sensible à certains aspects du match. Mais les bons entraîneurs ne se contentent pas de parler avec leurs joueurs, ils conçoivent des situations d’apprentissage qui permettent aux joueurs de percevoir les sources d’information pertinentes et la manière dont ils peuvent s’en servir.
Avec ces situations, ce que font les entraîneurs va bien au-delà de la mémorisation d’un plan de match. Ils permettent aux joueurs de découvrir les possibilités d’action qu’ils devraient partager avec leurs coéquipiers et celles qu’ils ne devraient pas. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que chaque joueur, avec ses propres caractéristiques, dans sa propre position, sera sensible aux mêmes affordances et agira avec ses propres capacités. Donc, la même possibilité d’action : un espace ouvert dans la structure de l’équipe adverse, impliquera différentes actions de la part des joueurs, mais tous seront guidés par la même possibilité. C’est ce qui est fondamental : le partage d’affordances signifie que les joueurs sont guidés perceptivement par une possibilité d’action offerte par l’adversaire et que chaque joueur effectue ses propres actions pour agir sur cette possibilité. Par exemple, lorsqu’un joueur a le ballon, un autre offrira une possibilité de passe, tandis qu’un troisième attirera un défenseur, chacun avec ses propres compétences et possibilités.
« Le partage d’affordances signifie que les joueurs sont guidés perceptivement par une possibilité d’action offerte par l’adversaire et que chaque joueur effectue ses propres actions pour agir sur cette possibilité. »
Mais ils n’agissent pas isolément, ils agissent en coordination avec les informations partagées avec cette affordance. Toutes ces actions sont coordonnées, non pas parce qu’un entraîneur leur dit quoi faire, mais parce que le jeu leur montre ce qui peut être fait. Ce sont ces affordances partagées, présentent dans le jeu, qui expliquent pourquoi une équipe se comporte comme une unité cohérente. Ce n’est pas parce que les joueurs se souviennent de ce que l’entraîneur leur dit de faire, mais parce qu’ils agissent en fonction de ce que le jeu les invite à faire. Les affordances partagées permettent une activité coordonnée de l’équipe, sans avoir à prescrire avant le match ce que chaque joueur aura faire. Les affordances partagées et une activité cohérente de l’équipe favorisent l’émergence de comportements plus fins. Par exemple, si un joueur a le ballon et qu’il voit l’un de ses coéquipiers se déplacer rapidement, il lui mettra le ballon un peu plus dans la profondeur, comparativement à s’il allait lentement. Cela signifie également que lorsque les joueurs s’entraînent les uns avec les autres, ils deviennent attentifs aux affordances des autres.
Ils savent que tel joueur peut être rapide s’il est dans une certaine position, mais que s’il est dos au but, il rencontrera des difficultés pour recevoir le ballon. Il ne s’agit pas simplement de mémoriser des scénarios, mais d’être à attentif aux possibilités de chacun. Nous agissons donc en fonction de cela et c’est momentané. Nous sommes prêts ou nous ne le sommes pas. Nous pouvons percevoir ou nous ne le pouvons pas.
C’est pourquoi je pense que cela n’implique pas une mémorisation du plan de match ou la façon dont chaque joueur doit agir à chaque instant. Le joueur doit être prêt et attentif aux informations clés présentent au cours du match et pour lesquel il a été formé à agir, avec son équipe. Que font donc les entraîneurs dans leur quotidien, même s’ils ne le formalisent pas de cette manière ? Ils entraînent leurs joueurs à agir sur certaines affordances plutôt que sur d’autres. Ils préfèrent explorer certaines affordances plutôt que d’autres.
« S’entraîner en se basant sur la mise en œuvre de solutions prescrites par l’entraîneur, c’est restreindre le potentiel de l’athlète. »
Ce que je trouve excessif, c’est que parfois ils guident trop le comportement des joueurs. Ils ne laissent pas les joueurs agir en fonction de leurs propres caractéristiques et des possibilités du match. Parfois, ils sont très prescriptifs et je pense que ce n’est pas très bon, surtout pour les jeunes joueurs qui devraient découvrir leurs propres solutions pour faire face à l’inconnu, au lieu de simplement mettre en œuvre les solutions que l’entraîneur leur impose. S’entraîner en se basant sur la mise en œuvre de solutions prescrites par l’entraîneur, c’est restreindre le potentiel de l’athlète.
Donc si l’entraînement repose sur la découverte, par les joueurs, de sources d’information pertinentes et que nous les laissons explorer ces sources, ils développeront des affordances partagées et nous développerons des joueurs qui peuvent être toujours plus créatifs et adaptatifs. Ils pourront résoudre des problèmes encore inconnus, posés par le match. Au début, il se peut qu’ils ne les résolvent pas, mais si le processus d’entrainement est basé sur l’ajustement des situations d’apprentissage afin de leur faciliter la perception d’informations pertinentes pour atteindre le but de la tâche, alors ils trouveront leurs propres solutions. C’est une des raisons pour lesquelles
Comme pour le talent, vous postulez que la compétitivité n’est pas quelque chose de strictement possédé par un individu. Vous utilisez une perspective biologique, au travers de laquelle vous présentez la compétitivité comme étant une ressource pour laquelle plusieurs acteurs concourent, mais qui coopèrent aussi…
Je ne vois pas la biologie comme un processus composé d’une entrée, suivie d’un processus interne, puis d’une sortie. Je pense que c’est une façon très mécaniste de comprendre la biologie. Je suis plus proche de l’approche darwinienne, qui met l’accent sur l’adaptation à l’environnement. Lorsque vous vous adaptez, vous trouvez des solutions aux circonstances dans lesquelles vous vous trouvez. En utilisant cette perspective, l’idée de compétitivité repose sur le même principe. Ce principe nous dit que les animaux et les animaux sociaux comme nous le sommes, peuvent améliorer leur adaptation à l’environnement, s’ils coopèrent.
« Le sport n’est pas seulement une affaire de compétition, il s’agit toujours de coopération et de compétition. Si mon équipe veut jouer contre la vôtre, nous devons d’abord nous mettre d’accord pour jouer ensemble. Nous coopérons avant de pouvoir concourir. »
Coopérer nous permet de faire de grands pas dans notre processus d’adaptation à l’environnement, mais en même temps, il y a aussi la compétition. Par exemple, pour conquérir un espace dans la forêt, nous devons entrer en compétition avec d’autres animaux. Cela signifie donc que la compétition et la coopération existent dans toutes les formes de vie. Il en va de même pour le sport. Le sport n’est pas seulement une affaire de compétition, il s’agit toujours de coopération et de compétition. Si mon équipe veut jouer contre la vôtre, nous devons d’abord nous mettre d’accord pour jouer ensemble. Nous coopérons avant de pouvoir concourir. La coopération est la base de tout événement social. Nous devons coopérer pour jouer au football, nous devons coopérer pour organiser un championnat.
C’est un message très important, surtout pour les médias. Je ne sais pas comment cela se passe en France, mais au Portugal, c’est fou. Ce ne sont que des gens qui disent du mal les uns des autres. Le langage est très dur. Il n’y a aucune analyse du match. Ils disent : « Tu joues dans cette équipe, donc tu es horrible ». C’est comme si nous voyions le sport comme un moyen frustrant de tuer l’adversaire, de le liquider. C’est une très mauvaise façon de comprendre le sport, donc le football, car si vous tuez votre adversaire, il n’y a plus de football, ce qui est complètement stupide. Nous devons donc comprendre que la coopération et la compétition doivent coexister, toujours. Si elles doivent coexister, nous devons comprendre comment elles fonctionnent ensemble et ne pas mettre uniquement l’accent sur la compétition.
Les grands changements dans la société se font donc par la coopération, mais la compétition est également très importante car elle affine, elle sophistique les processus de fonctionnement. Par exemple, si vous avez deux gardiens de but dans votre équipe, ils doivent s’entraîner dur pour montrer lequel est le meilleur dans la perspective du prochain match. Dans votre propre équipe, vous avez donc besoin d’un certain degré de compétition entre vos gardiens, afin qu’ils soient alertes, mais ils ne doivent pas chercher à s’anéantir, car vous avez besoin d’eux pour jouer.
« Si vous tuez votre adversaire, il n’y a plus de sport. »
En étant en compétition avec vos coéquipiers, vous vous améliorez continuellement, vous essayez toujours de donner le meilleur de vous-même, d’être dans votre meilleure forme et d’être capable de jouer le match. Mais en même temps, vous coopérez avec eux afin d’atteindre les objectifs de l’équipe. La compétition affine des processus locaux, tandis que la coopération aide à atteindre des états de fonctionnement macro.
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