L’École Norvégienne des Sciences du Sport a beaucoup contribué aux développement de la recherche sur l’exploration visuelle dans le sport, par l’intermédiaire de Geir Jordet.
Nous avons demandé à Karl Marius Aksum, doctorant et coauteur de plusieurs études intéressantes sur le sujet, de nous parler de ces recherches.
Chaque dimanche vous recevrez des idées sur l’analyse du jeu, l’entrainement ou encore l’apprentissage.
Pour beaucoup, Geir Jordet et l’École Norvégienne des Sciences du Sport sont le dénominateur commun des recherches relatives à l’exploration visuelle en football. Comment se fait-il que vous soyez si prolifiques dans ce domaine ?
C’est assez simple, c’est grâce à Geir Jordet… En 2004, le thème de son doctorat était la perception visuelle dans le football et il a été le premier au monde à le faire. Depuis lors, il a été la figure de proue de ce domaine de recherche. Il a ensuite voulu aller plus loin, parce que ses travaux attiraient la curiosité de beaucoup de fédérations et de grands clubs européens.
Il s’est donc attaché les services d’un doctorant et, par chance, c’est moi qui ai obtenu ce poste. Je travaille donc sur ce projet depuis bientôt cinq ans maintenant. Une année de maitrise et quatre ans de doctorat sur le même thème.
Dans vos derniers travaux, vous n’utilisez pas les actions d’exploration visuelle, comme proxy pour évaluer la capacité d’exploration des joueurs. Vous vous intéressez davantage aux fixations oculaires, ce qui donne une autre perspective de ce sur quoi les joueurs portent leur attention sur un terrain de football. Comment expliquer que ce type de recherche, dans l’environnement de pratique, ne commence que maintenant ?
Je pense que c’est lié à deux choses. La première, c’est la technologie. Aujourd’hui, nous avons des oculomètres portatifs que nous avons testé à de nombreuses reprises et nous savons que les joueurs de football peuvent les utiliser sans que cela n’interfère avec la pratique.
L’autre chose, c’est que ce type de recherche est beaucoup plus difficile à réaliser de manière fiable et valable qu’une étude en laboratoire. Ce sont donc les principales raisons pour lesquelles les recherches effectuées jusqu’ici, ont été réalisées en laboratoire, car il est plus facile d’obtenir des résultats valides et fiables.
Étant moi-même éducateur de football, il était important de pouvoir effectuer les recherches liées à mon doctorat, dans un environnement où 22 joueurs s’opposent. Je voulais montrer des résultats réels, avec de vrais joueurs, dans de vrais matchs à 11 contre 11.
Ce qui est aussi intéressant, c’est que vous semblez adopter une perspective écologique pour analyser le comportement des joueurs.
Si mes recherches n’ont pas d’application pratique, c’est que quelque part, il y a quelque chose que je n’ai pas fait correctement. C’est extrêmement important pour moi, et je pense que davantage de recherches devraient être effectuées de cette manière, mais c’est difficile.
Bien que nous obtenons d’excellents résultats lorsque nous observons le comportement de joueurs qui regardent un écran en laboratoire, cela ne peut être comparé à la réalité visuelle à laquelle ils sont confrontés en match. Lors d’un vrai match, ils ne regardent pas des petits points ou des joueurs en 3D, se déplacer sur un écran géant. Ce n’est pas la réalité.
D’ailleurs au travers de mon étude sur les fixations, nous avons observé que toutes les fixations oculaires sont en fait plus courtes que ce qui a été précédemment observé dans les études réalisées en laboratoire.
Ce thème de recherche est vraiment intéressant, parce que les fixations peuvent être un excellent moyen pour tromper l’adversaire. Vous fixez un coéquipier, un adversaire ou une zone, mais en fait, c’est votre vision périphérique que vous utilisez pour « collecter » les informations qui vous intéressent réellement. C’est quelque chose qu’un joueur comme Thiago Alcantara semble beaucoup utiliser.
Aujourd’hui, nous n’avons pas de données qui permettent de savoir si un joueur regarde exactement un endroit, alors qu’en fait son attention est à un autre endroit. Nous pouvons suivre la vision fovéale, nous pouvons dire où le regard du joueur se fixe, mais nous ne pouvons pas dire avec certitude que c’est à cet endroit qu’il porte son attention.
C’est donc exactement ce que vous dites : le joueur peut tromper son adversaire ou masquer ses intentions réelles en fixant un point, alors qu’il pense en fait à passer le ballon à un autre endroit ou qu’il recherche une information qui se situe ailleurs. Je suis sûr que cela arrive souvent pendant un match et d’ailleurs, nous avons réalisé une toute petite étude sur le sujet, avec Sander Sagosen, le meilleur joueur de handball du monde.
Oui, l’expérience avec Sagosen était très intéressante
C’était effectivement une expérience très intéressante notamment sur la stratégie qu’il utilisait pour tirer les penalties. Il regardait rapidement à droite, rapidement à gauche, puis il lançait le ballon dans la direction opposée. Il utilise donc ses yeux de la même manière qu’il utilise son corps pour duper l’adversaire et c’est une chose dont on parle peu.
Thiago est peut-être l’un des meilleurs passeurs au monde et c’est effectivement un expert dans l’art de fixer quelque chose et passer le ballon ailleurs. C’est quelque chose de très difficile à anticiper pour les adversaires.
Étant vous-même entraineur comment utiliseriez-vous toutes les connaissances que vous avez acquises durant votre doctorat ?
J’utiliserais principalement mes recherches sur le scan visuel. Nous, nous avons défini le scan visuel comme étant un mouvement de la tête qui s’éloigne du ballon et qui reviens vers le ballon. Par exemple, pour Thomas [McGuckian], un mouvement de la tête, équivaut à deux scans. Pour nous, cela ne correspond qu’à un seul scan parce que vous ne récupérez des informations qu’une seule fois. Vous regardez le ballon, vous recueillez des informations et puis vous revenez au ballon.
En plus de cette étude dédiée aux fixations, nous en avons réalisé une autre dans les mêmes conditions, mais en nous focalisant sur le scan visuel (encore non publiée). Dans cette étude, nous nous sommes uniquement intéressés à la durée des scans et nous avons regardé ce que les joueurs voyaient pendant. C’est l’étude qui, peut-être, a le plus grand impact pratique.
Nous avons aussi réalisé une étude sur Arsenal et certains chiffres sont également très intéressants, notamment ceux relatifs à la variation de scan en fonction de la position occupée sur le terrain.
Ma troisième étude (en cours de révision) a été réalisée sur des championnats U17 et U19 et où nous examinons les caractéristiques du scan visuel effectué à chaque position, dans les meilleures équipes. Aujourd’hui, nous avons établi une série de directives, permettant de déterminer quels sont les meilleurs comportements à adopter en matière de scan visuel. Un des éléments qui ressort, c’est qu’après chaque passe, les joueurs doivent immédiatement scanner.
Peut-être un dixième de seconde après la réalisation d’une passe, le joueur a une bonne idée de la direction que va prendre le ballon et peut approximativement évaluer où il arrivera. Personnellement, j’attends de mes joueurs qu’ils scannent tous en même temps. Après chaque passe, mes 11 joueurs doivent effectuer un mouvement de tête pour chercher les informations les plus importantes.
Le deuxième moment où ils doivent scanner, c’est entre chaque touche réalisée par le porteur du ballon. Par exemple, si un joueur a le ballon, qu’il n’est pas sous pression et qu’il effectue une touche, puis une autre touche et encore une autre petite touche, alors après chacune de ses touches, comme vous connaissez la trajectoire du ballon, vous devez aussi scanner. Je veux donc que tous mes joueurs scannent à ces deux moments. Parce que nous connaissons la position initiale du ballon et nous savons où il arrivera, approximativement.
Cependant, il y a un moment où il ne faut jamais scanner, c’est le moment exact où la passe est réalisée. Au moment exact où une passe est réalisée ou qu’un joueur réalise une touche de balle, les autres joueurs doivent regarder le ballon. Il est impératif de ne regarder que le ballon, parce que si vous regardez ailleurs, puis que vous regardez de nouveau dans la zone de départ et que le ballon est dans une autre zone, alors vous êtes perdu. Vous êtes réactif au lieu d’être proactif.
Nous avons quelques très bons clips vidéo où l’on voit des joueurs qui sont sur le point de recevoir une passe, mais qui scannent à ce moment-là. Le problème c’est que lorsqu’ils regardent de nouveau la passe, ils sont en difficulté et ont la mauvaise orientation corporelle, étant donné qu’ils n’ont pas vu la direction initiale de la passe. C’est donc très, très important
Dans l’étude, vous parlez de « zones d’intérêts » durant les fixations, ce que l’on pourrait assimiler à des catégories de sources d’informations. C’est un terme assez intéressant, parce que très souvent l’attention n’est portée que sur les actions (la passe, le tir, le dribble, etc.) et pas sur les sources d’informations. Comment intégrer ces éléments afin de concevoir les situations d’apprentissage les plus représentatives possibles ?
C’est une question intéressante et c’est quelque chose que j’aborde un peu dans la partie discussion à la fin de l’étude. Attention, je ne dis pas que ce sont des vérités et que chaque entraîneur devrait les appliquer dans chaque catégorie d’âge.
Disons que si vous avez une équipe d’adultes ou une équipe de haut niveau (jeunes ou adultes), vous devriez essayer de jouer autant que possible à 11 contre 11 ou à 9 contre 9. Parce que si vous ne faites que des jeux réduits à 5 contre 5 ou 4 contre 4, la réalité visuelle ne sera malheureusement pas la même que dans l’environnement de performance : le match.
Les dimensions ne seront pas les mêmes, la réalité visuelle ne sera pas la même, la variété de sources d’information sera réduite et vous n’obtiendrez pas les durées de fixation adéquates. Vous obtiendrez probablement des durées de fixation plus courtes avec moins de sources d’information.
Je suis un adepte de l’approche basée la manipulation des contraintes de l’environnement (Constraints-led approach). Je l’ai utilisée en tant que formateur d’entraîneurs à l’École Norvégienne des Sciences du Sport et je l’utilise également en tant qu’entraîneur.
Pour moi, il est impératif de concevoir des situations d’apprentissage qui soient spécifiques aux joueurs que j’ai, aux positions qu’ils vont occuper et où la réalité visuelle est la même que dans l’environnement de compétition. Par exemple, si je passe d’un 11 contre 11 à une forme de jeu plus réduite, un excentré devrait se retrouver dans les mêmes conditions que celles auxquelles il serait confronté lors d’un match.
Si le terrain est trop réduit, l’excentré ne se tiendra pas de la même manière, il n’explorera pas visuellement la même profondeur, les mêmes zones et il n’effectuera pas les mêmes actions. Donc pour moi, vous devez extraire une situation à laquelle vous êtes confronté lors d’un 11 contre 11 pour en faire une micro-représentation, mais il ne faut pas que l’aire de jeu soit trop réduite ou que la densité soit trop forte, sinon vous aurez une réalité visuelle différente.
Les jeux réduits peuvent être de fantastiques outils parce qu’ils permettent de générer plus d’actions, plus d’intensité. Souvent, comme ici à Oslo, les équipes de jeunes doivent partager les terrains, donc ils ne peuvent pas s’entraîner avec les mêmes dimensions que lors d’un match. Mais pour moi, vous devez faire en sorte que vos jeux réduits soient les plus représentatifs possibles. Vous devez mettre vos joueurs dans le même type de situations que celles auxquelles ils seraient confrontés en match, et ce, le plus souvent possible.
Par exemple, vous devez savoir que si vous mettez en place un rondo 4c2, il n’y aura pas de scan. On peut toujours se dire que, c’est de cette manière que les joueurs espagnols sont devenus si bons, mais je ne le crois pas. Il faut le prendre comme un point de départ, qui mène à des formes plus complexes comme le 4c4+3 par exemple. Une situation d’apprentissage qui nécessite bien plus de scan visuel et qui est plus représentative que le 4c2 ou 4c1, où il y a très peu de sources d’information, comparativement au match.
De nombreux exercices dont l’objectif principal est de développer l’exploration visuelle sont d’ailleurs effectués sous forme de circuits de passes.
Sur ce genre d’exercices, et je ne dis pas qu’ils sont mauvais, le scan et la couleur affichée doivent avoir une signification quant à l’action qui doit en découler. Si la couleur n’a aucune signification, il me semble que cela n’a que peu d’intérêt. Par exemple, si la couleur rouge signifiait qu’il faut redoubler la passe, le degré de représentativité de la situation d’apprentissage ne serait pas parfait, mais il y aurait au moins un couplage perception/action. La source d’information (la couleur) aurait un rapport avec l’action qui doit être réalisée ensuite (redoublement de passe).
Par exemple, cela peut-être un exercice où le joueur doit scanner ce qui se passe dans son dos et en fonction du côté par lequel arrive l’adversaire, le passeur s’adaptera et lui aussi. Alors oui, ce n’est pas la même chose que lors d’un 11 vs 11, mais vous faites quelque chose en fonction d’un adversaire ou d’un coéquipier. Donc, avoir ce couplage perception/action, même sur de petits exercices, c’est extrêmement important. Scanner et faire circuler le ballon n’a aucune valeur en soi, il doit y avoir une raison pour laquelle vous le faites.
Ce que nous avons pu observer dans ma dernière étude et c’est peut-être le résultat le plus intéressant, c’est qu’il y a très peu de scans où il y a des fixations. En fait, seulement 2 % des scans ont une fixation. Ce qui veut dire que les joueurs scannent si vite, qu’ils ne voient pas les détails, car c’est via les fixations que l’on peut « isoler » les détails. C’est ce que vous faites lorsque vous lisez par exemple. Donc, les joueurs scannent si vite qu’ils ne voient que des mouvements, des couleurs, de l’espace, mais ils ne voient pas ce qui peut être écrit sur un maillot par exemple.
Il y a quelques années, j’utilisais beaucoup mes doigts pour afficher des chiffres en l’air afin d’amener mes jeunes joueurs (7 ou 8 ans) à scanner, tout en dribblant ou en conduisant. Mais aujourd’hui nous savons qu’ils ne scannent pas de cette façon. Nous devons donc privilégier les mouvements ou les couleurs au lieu d’afficher des chiffres avec nos doigts, etc.
La durée d’un scan est si courte, que les joueurs ne recherchent pas les détails. Ils scannent dans une direction et se disent : « ok, là-bas il y a un de mes coéquipiers, parce que je reconnais sa posture », par exemple, mais ils ne feront pas attention à ses yeux et ne chercheront pas à savoir s’il s’est rasé. Ils verront qu’il a de l’espace, qu’il a peut-être cinq mètres d’écart sur l’adversaire le plus proche et ces informations sont suffisantes pour les meilleurs joueurs.
Nous avons réalisé cette étude sur les fixations avec des joueurs évoluant en première division norvégienne, mais peut-être que si nous faisions la même chose avec des joueurs de niveau inférieur, nous observerions plus de scans de longue durée. C’est mon hypothèse, car ces joueurs-là ne sont pas capables de recueillir les informations pertinentes aussi rapidement. Ils doivent donc effectuer des scans de plus longue durée, des scans plus lents.
Geir [Jordet] a observé de nombreux joueurs de haut niveau ces dernières années et Xavi est le joueur dont la fréquence de scan est la plus élevée. Quand vous voyez des vidéos de lui en train de scanner, cela va tellement vite qu’il est en fait assez logique, qu’il ne voit pas les détails.
Quels sont les principaux enseignements de vos travaux sur les fixations ?
Le 1er élément, ce sont nos observations sur les zones d’intérêts et la durée des fixations. Les entraîneurs doivent savoir que s’ils décontextualisent trop un exercice, en éliminant trop d’adversaires, de coéquipiers ou d’espace, alors les joueurs ne s’entraînent pas dans le même environnement que celui dans lequel ils jouent.
Le second, c’est que la combinaison de nos résultats montrent que plus de 70 % des fixations sont réalisées sur le ballon. Pour moi, cela signifie deux choses. Premièrement, le ballon est la source d’information la plus importante dans le football, ce qui n’est pas surprenant. Deuxièmement, c’est que, bien que les joueurs observés soient des joueurs de haut niveau, je crois qu’ils regardent trop le ballon. Pour moi, cet indicateur devrait être inférieur à 70 %. Il devrait être plus important de fixer des zones différentes.
Concernant l’entrainement, je pense que c’est une question de sensibilisation des joueurs et de leur proposer de l’analyse vidéo individuelle, en leur disant : « A ce moment, pourquoi ne regardes-tu que le ballon ? Pourquoi n’explores-tu pas ce qu’il y a autour de toi ?». Le plus important est de sensibiliser les joueurs à ces questions.
Pour moi, vous devez entraîner depuis la perspective du joueur. Je ne peux donc pas être au bord du terrain et dire au défenseur central :« hé, pourquoi n’as-tu pas regardé là et là et là ? ». Je dois lui demander : « dans cette situation, étais-tu conscient de toutes tes possibilités ? As-tu trop regardé le ballon ? Si tu fermes les yeux maintenant, sais-tu où se trouve l’arrière droit ? Sais-tu où se trouve ton milieu de terrain central ? ». Des choses comme ça. Nous devons les aider à prendre conscience de ce qui se passe autour d’eux.
Plus les fixations et les scans seront meilleurs, meilleures seront les décisions qui seront prises. J’en suis certain. Pour moi, la prise de décision, la perception et l’exécution ou l’action sont si étroitement liées que je suis sûr que si vous travaillez ces aspects, l’amélioration de l’exécution peut être incroyable.
Un élément très intéressant, c’est que la proportion de fixations réalisées uniquement sur « l’espace », est en fait très faible. Comment expliquez-vous cela ?
Oui, il y a très peu de fixation où il n’y a que l’espace, mais lorsqu’un joueur utilise sa vision fovéale pour se concentrer sur les déplacements d’un coéquipier, alors avec sa vision périphérique, il verra aussi l’espace. Une hypothèse, c’est que peut-être qu’il se concentre sur son coéquipier, parce que ce sont ses mouvements qui définiront les espaces disponibles. En ne fixant que l’espace, il passerait à côté des sources informations les plus pertinentes.
Cependant, on ne peut évaluer ce qui est vu via la vision périphérique.
Ce n’est effectivement pas le cas avec notre équipement actuel, mais je suis sûr que c’est possible. Pour l’instant, nous n’avons pas l’équipement qui nous permettrait de le faire d’une manière qui serait écologiquement valide.
Ce qu’il faut aussi connaitre, c’est la manière dont nous avons défini quels étaient les éléments associés à une fixation. Par exemple, si un joueur avait une partie de son corps à l’intérieur du cercle de la fixation, mais que le reste était un espace, alors nous avons considéré que cette fixation était faite sur un coéquipier ou un adversaire. Il est donc complètement possible que le joueur cherche davantage l’espace sur certaines de ces fixations. C’est pour cela que j’ai aussi précisé que chaque fixation comprenait aussi de l’espace, d’une manière ou d’une autre.
Ce qui nous renvoie, encore une fois, à l’importance de concevoir des situations qui soient représentatives de l’environnement de compétition, afin de retrouver ces différentes « stratégies » d’exploration visuelle.
Par exemple, les rondos sont très populaires, mais je pense qu’une utilisation excessive peut favoriser le développement de joueurs qui ne scannent qu’au plus près d’eux et qui reproduiront ce comportement en match. Ils auront donc du mal à voir l’excentré qui fait un appel dans une zone éloignée. Pourquoi ? Parce qu’ils ne recherchent des informations que dans un rayon de dix mètres autour d’eux.
Je pense qu’il est extrêmement important de ne pas favoriser le développement de joueurs qui ne sont capables de jouer que dans des espaces qui sont à proximité d’eux, au détriment des espaces éloignés. C’est quelque chose d’important auquel nous devons réfléchir.
Nous oublions souvent que le Barcelone de Guardiola avait une grande maitrise de ces espaces mais qu’ils utilisaient à merveille la largeur et la profondeur. Avec eux, l’espace de jeu était tellement grand ! Ils créaient les espaces nécessaires pour jouer de cette manière-là. Dani Alves pouvait recevoir de longues passes dans le dos de la dernière la ligne, parce qu’il y avait eu une accumulation de passes courtes au préalable.
La surface utilisée pour attaquer était énorme. Plus importante
qu’aucune autre équipe. Maintenant, si mon équipe joue comme le Stoke d’il y a 10 ans, cela n’aurait peut-être pas autant d’importance.
Oui. Cela dépend de ce que vous faites.
Pour une équipe, qui cherche à progresser à partir de sa première ligne d’attaque, qui veut créer des supériorités, qui veut avoir le contrôle du ballon, c’est quelque chose de fondamental. C’est quelque chose qui est aussi important que l’orientation corporelle ou recevoir et contrôler le ballon avec le pied le plus éloigné, etc.
Y a-t-il des travaux qui ont été réalisé pour évaluer le scan visuel ou les fixations, en fonction des procédés d’entraînement choisis ?
Il y a une étude qui a été réalisée il y a trois ou quatre ans aux Pays-Bas, mais qui n’a pas été publiée. Ils ont examiné la fréquence de scan de jeunes joueurs durant un match, puis ils les ont observés à l’entraînement sur des rondos, des circuits de passes sans adversaire et des jeux réduits
Ils ont ensuite comparé la fréquence de scan entre les différents exercices et le match. Ce qui a été observé, c’est que les rondos 4vs1 et 4vs2 était le pire des procédés, de ce point de vue-là. Il n’y avait pas de scan. C’était l’équivalent de 0,02 scans/seconde, ce qui est très faible.
Sur un match, on est plutôt sur du 0,4 scans/seconde. La fréquence de scan était d’ailleurs pire que dans un circuit de passes où vous allez d’un joueur A, à un joueur B, puis un joueur C. Je suis le premier à apprécier et utiliser des rondos, mais de manière générale et peu importe le procédé, nous devrions systématiquement nous poser la question suivante : travaillons-nous sur les bons types de comportements de passes ou devrions-nous essayer de faire les choses différemment ?
Il y a énormément de vidéos d’entrainement postées sur Twitter et très souvent, les commentaires sont axés sur la vitesse de circulation du ballon. Cependant, les joueurs ne font pas une passe de la même manière que durant un match et les espaces sont si réduits que les joueurs n’ont pas le temps de scanner. Ils savent où se trouvent chaque joueur, sans avoir besoin de scanner étant donné qu’ils ne doivent se déplacer que d’un mètre vers la droite ou la gauche. Ce n’est pas la réalité d’un match et nous devrions le savoir.
Pour moi, mêmes les meilleures équipes du monde s’entraînent encore trop peu sur ce qu’il se passe réellement dans un match. Je crois que c’est là que nous verrons les progrès les plus importants dans les dix prochaines années. L’entraînement sera de plus en plus proche du match. Nous verrons moins d’exercices qui n’ont rien à voir avec le match.
A ma connaissance, il n’y a qu’un seul entraîneur au monde qui ne s’entraîne que dans des situations de match : c’est Marcelo Bielsa. Il fait quelque chose que je trouve fantastique et en même temps, il fait quelque chose avec lequel je ne suis pas d’accord en utilisant beaucoup de situations sans opposition. Il n’y a pas d’opposition, mais à chaque fois qu’il travaille sur la coordination des déplacements de ses joueurs, il le fait dans la zone exacte du terrain où ils sont censés se dérouler. Par exemple, s’il travaille avec ses excentrés, il le fera dans la zone exacte où ils sont censés le faire durant un match.
Pour moi, cela n’a pas de sens de ne pas avoir d’adversaire dans ces zones, parce que les joueurs agissent aussi en fonction de l’adversaire et des espaces. Vous ne pouvez créer un espace que si l’adversaire vous permet de le créer. Cela étant, tout ce qu’il fait, semble être pensé en fonction de l’environnement de compétition, le 11c11.
Quels sont les prochaines étapes de la recherche liée au scan visuel ou aux fixations ?
Concernant les fixations, je pense que nous devons définir des indicateurs qui nous permettent de savoir comment cela affecte la performance. Dans notre étude, je n’ai pas pu évaluer la qualité d’une fixation et son influence sur la performance, car c’était une approche nouvelle.
Nous savons comment le faire dans le domaine du scan, parce que nous observons la fréquence avant de recevoir le ballon et nous regardons ce qui se produit une fois le ballon reçu. Donc, il faut que nous poursuivions nos recherches sur les fixations, en y ajoutant des indicateurs de performance. Un autre angle serait d’analyser les joueurs en fonction de leur niveau. Amateur ou haut niveau, jeune ou adulte.
Aujourd’hui, j’ai essentiellement observé des joueurs de haut niveau que ce soit des adultes ou des jeunes. Pour ma thèse de master, j’ai par exemple analysé le scan de 45 jeunes joueurs de l’Ajax comme: Matthijs de Ligt, Carel Eiting, Donny van de Beek ou Justin Kluivert, lorsqu’ils avaient 14 et 15 ans.
Ce que nous avons pu observer dans notre étude sur les championnats U17 et U19 c’est que c’est lors du passage dans ces catégories, qu’il y a un fort développement de la fréquence de scan. Nous avons beaucoup de données sur ce sujet et il semble qu’aujourd’hui, ce soit quelque chose qui se passe entre les catégories U17 et U19.
Il faudrait donc peut-être mettre l’accent sur ce phénomène à un âge plus précoce. Il serait donc très intéressant d’étudier différentes tranches d’âge, comparer des enfants évoluant dans des systèmes de développement comme celui de l’Ajax, avec d’autres enfants, évoluant dans des clubs moins développés.
J’aimerais aussi voir plus de recherches réalisées avec des oculomètres, parce que nous avons maintenant l’équipement pour le faire. En fait, j’aimerais que davantage de recherches sur ce thème soient réalisées sur le terrain.
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