Il faut explorer pour découvrir ce que l'on peut faire

Docteur en sciences du sport Guillaume Hacques nous propose un éclairage sur ses recherches portant sur l’effet de différentes conditions de pratique sur le comportement visuel de grimpeurs et est ce que celui-ci facilite, ou pas,  le transfert des apprentissages d’un contexte d’entraînement à un nouveau contexte de performance.

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Pouvez-vous présenter votre parcours universitaire ?

J’ai un parcours universitaire en STAPS. Après un master en entraînement sportif à l’université de Nantes, j’étais plutôt parti pour faire de l’analyse vidéo en football, ayant notamment passé 5 saisons comme adjoint à l’USJA Carquefou que j’avais rejoint durant ma troisième année de licence. Néanmoins, Jérôme Bourbousson, qui était mon directeur de mémoire pendant mon master, m’a évoqué la possibilité de m’engager dans un travail de thèse de doctorat. C’est en réfléchissant ensemble au sujet, qu’il m’a mis en contact avec Ludovic Seifert et John Komar, qui ont encadré mon doctorat sur l’apprentissage d’habiletés perceptivo-motrices en escalade à l’université de Rouen Normandie au laboratoire CETAPS.

Durant cette thèse, je me suis intéressé en particulier à l’effet de différentes conditions de pratique sur le comportement visuel de grimpeurs. Comment celui-ci évolue-t-il ? Est-ce qu’il facilite ou non le transfert des apprentissages d’un contexte d’entraînement à un nouveau contexte de performance ? À la suite de mon doctorat, je suis resté à Rouen en tant que postdoctorant dans le cadre d’un projet ANR nommé TEAM SPORTS, dirigé par Mickaël Campo (enseignant-chercheur en psychologie du sport à l’université de Dijon). Sur ce projet, j’ai travaillé de nouveau avec Ludovic Seifert, mais aussi avec Quentin Bourgeais (doctorant au laboratoire CETAPS) et nous avons collaboré en particulier avec la Fédération française de rugby et de basket-ball.

C’est un projet qui m’a permis de revenir à l’étude des coordinations interpersonnelles dans les sports collectifs, que j’avais déjà pu étudier dans le cadre de mes mémoires de master. Il existait aussi un lien avec mes recherches effectuées durant la thèse, parce que nous avons aussi comparé l’effet de différentes conditions d’apprentissage, afin d’observer si elles facilitaient (ou non) le transfert de ces apprentissages vers de nouveaux contextes qui ne sont pas rencontrés à l’entraînement.

Votre travail de thèse s’inscrit dans l’approche écologique et dynamique. Pourquoi ce modèle théorique ?

Au départ, Jérôme Bourbousson m’avait plutôt sensibilisé à l’approche énactive, que ce soit pendant mon master ou en début de thèse. Comme l’approche écologique et dynamique, cette approche partage aussi l’idée que la cognition et la perception sont intrinsèquement liées à l’action et émergent du couplage entre un individu et son environnement.

Ensuite, je me suis rapproché de la dynamique écologique pour pouvoir appréhender l’apprentissage au regard du couplage individu-tâche-environnement, et de l’évolution de ce couplage dans le temps. C’est de ce couplage que vont émerger les comportements des apprenants. Cette approche défend l’idée que chacune de nos expériences, au cours d’un entraînement par exemple, ou de la vie en général, ne va pas seulement s’accumuler, mais va faire que nous allons affiner notre perception du monde.

Chacune de ces expériences peut, à un moment, nous transformer. Elle peut nous permettre de découvrir un nouvel état, une nouvelle relation à l’environnement ou à la tâche, de nouvelles possibilités d’agir, etc. Il y a vraiment cette idée que tout au long de nos apprentissages, nous nous transformons. C’est cette dynamique des transformations que nous avons cherché à capturer.

En ce sens, Keith Davids et Duarte Araújo soutenaient l’idée que l’acquisition d’habiletés ne devrait pas être considérée comme une entité, mais plutôt comme l’émergence d’une relation adaptative et fonctionnelle entre un organisme et son environnement (Araújo & Davids, 2011). L’apprentissage d’habiletés serait donc mieux défini comme étant un processus d’adaptation avec l’environnement. Par conséquent, l’objectif du praticien passerait de la recherche d’une technique parfaite à un objectif de facilitation de l’émergence de relations fonctionnelles plus étroites entre l’apprenant et l’environnement de performance (Renshaw & J-Y Chow, 2019).

Oui, c’est exactement cette idée-là. Au cours de chacune de nos expériences, nous allons nous appuyer sur un répertoire moteur qui est préexistant et que nous allons transformer. C’est sur la base de ce répertoire moteur que nous allons découvrir de nouvelles possibilités d’action dans notre environnement et de potentiellement transformer notre répertoire.

Ce nouveau répertoire va nous permettre d’interagir avec notre environnement de manière différente, et donc de découvrir de nouvelles choses. C’est à chaque fois sur la base de ce que nous avons fait au préalable que nous allons interagir avec le monde et découvrir comment nous pouvons modifier cette relation au monde.

Dans vos travaux vous évoquez la notion « d’explorer pour apprendre et apprendre pour explorer ». Quelle est l’influence de l’activité exploratoire sur les actions de l’apprenant et inversement ?

Traditionnellement, on distingue une phase où le sportif explore son environnement afin d’identifier des éléments qui vont lui permettre de prendre une décision, et une autre où il détermine ce qu’il va faire comme action, sans se préoccuper de ce qu’il se passe durant l’action. Ce que nous voulions défendre à travers la revue de littérature écrite avec Matt Miller-Dicks (Université de Portsmouth, Royaume-Uni), c’est que l’exploration ne s’arrête pas juste avant d’agir. Pendant que nous agissons, nous continuons à générer et prélever de l’information sur notre relation à l’environnement afin d’agir de manière adéquate et de pouvoir enchaîner les actions de manière fluide.

En football par exemple, une fois que j’ai reçu le ballon, ce n’est pas terminé, il faut encore que je manipule le ballon afin de continuer à progresser sur le terrain et accompagner la suite de la phase de jeu. Cela nous a amenés à discuter du fait que cette activité exploratoire, notamment visuelle, est généralement contrainte par une double demande.

En effet, mon activité visuelle me permet de contrôler l’action qui est en cours (ce que je suis en train de faire), mais en même temps, je veux aussi savoir ce qu’il y a comme opportunité d’action autour de moi (solutions de passe, espaces libres vers lesquels je peux avancer, etc.) afin d’enchaîner mes actions de manière fluide. Cela me demande donc de chercher ce qu’il se passe autour de moi en même temps que je contrôle mes actions. J’ai pris l’exemple du football parce que cette idée de « scanning » des opportunités d’action y est très référencée grâce aux travaux de Geir Jordet, Thomas McGuckian et Karl Marius Aksum.

Il y a donc vraiment cette idée que même quand nous sommes en train de réaliser une action, nous avons aussi besoin de maintenir une activité exploratoire, non seulement pour contrôler au mieux nos mouvements, mais également pour chercher des opportunités d’actions pour le futur. Dans une étude de mon travail de thèse, étant donné que l’activité concernée était l’escalade, nous avons plus spécifiquement étudié comment le contrôle visuel du mouvement des mains, pour saisir une prise, était réalisé.

Nous avons regardé quand un individu regarde une prise pour poser correctement sa main et à quel(s) moment(s) il regarde la suite de la voie pour chercher le prochain mouvement à réaliser pour atteindre la prise suivante. Grâce à cela, nous avons pu différencier des comportements visuels favorisant la recherche de ce que nous pouvons faire plus tard (un contrôle plutôt proactif) et des comportements favorisant le contrôle l’action en cours (un contrôle continu/direct).

En comparant différentes conditions de pratique, nous avons observé que nous pouvions affecter cet équilibre entre contrôler mes actions en cours et chercher les futurs mouvements. Certaines conditions de pratique pouvaient encourager un mode de contrôle, et ce, de manière implicite. C’est-à-dire que nous avons pu induire différents comportements visuels chez les apprenants sans leur dire ce que nous attendions comme comportement visuel.

Ce que nous avons observé, c’est que dans certaines conditions de pratique, les apprenants ont adopté un comportement visuel facilitant leur adaptation à de nouvelles voies d’escalade en favorisant un mode de contrôle proactif de leurs actions de main. À l’opposé, une autre condition d’apprentissage a encouragé l’adoption d’un comportement visuel qui semblait très spécifique à la voie d’escalade utilisée lors de l’entraînement en favorisant un mode de contrôle des actions de main plus continu/direct. Dans cette dernière condition, les apprenants étaient très performants, mais dès qu’ils ont été confrontés à une nouvelle voie, ils avaient le comportement visuel d’un débutant qui découvre son environnement.

Il faut explorer pour découvrir ce que l’on peut faire dans un certain environnement et apprendre quelles sont les opportunités d’action qu’il offre. En même temps, dans cet apprentissage, nous devons aussi apprendre comment générer cette information pour ensuite passer plus facilement dans un nouveau contexte que nous n’avons jamais rencontré.

Par exemple, si vous rencontrez une équipe contre laquelle vous n’avez jamais joué, qui a une organisation qui ne vous est pas familière, si vous savez générer de l’information de manière adaptée, vous serez en mesure de chercher au bon moment et au bon endroit les opportunités d’action disponibles.

« Prendre l’information » est une expression souvent utilisée de manière générique, visant à éveiller l’attention des apprenants, afin qu’ils détectent et utilisent des informations qui leur permettront de prendre des décisions adaptées à chaque situation. En utilisant la perspective écologique, comment définiriez-vous ce processus de génération d’information ?

Une information, dans le cadre écologique, c’est ce que l’on apprend à générer à travers nos interactions avec notre environnement et qui va nous permettre de spécifier les propriétés de cet environnement et l’état de notre relation à l’environnement. Par exemple, en fonction de ma manière de me mouvoir, par rapport aux objets qui sont autour de moi, la lumière arrive à mon œil de différentes manières. Si je me déplace vers un objet, celui-ci va progressivement s’agrandir dans mon champ visuel. Cela va me générer de l’information par rapport à sa taille, sa position par rapport aux autres objets, ainsi que sur mon propre déplacement.

L’information est révélée et prélevée par mes mouvements dans mon environnement. Cette information va me permettre de spécifier les propriétés des objets, des opportunités d’action, etc., grâce à mes déplacements autour de cet objet et à sa manipulation, car l’information n’est pas uniquement visuelle. Avec l’approche écologique, on est beaucoup sur l’information générée par le système visuel, mais on va aussi générer de l’information via les modalités tactiles, auditives, etc.

Par exemple, nous avons pu montrer dans le cadre de ma thèse qu’en escalade, l’information générée tactilement était essentielle en début d’apprentissage. Un grimpeur débutant ne perçoit pas les propriétés d’une prise ou comment placer sa main seulement en la regardant. C’est en touchant les prises qu’il découvrira les caractéristiques des surfaces et différentes manières d’utiliser la prise. Par la suite, cela l’aidera à mieux spécifier d’un point de vue visuel, l’utilisation de cette prise. Avec l’apprentissage, l’exploration tactile sera peut-être abandonnée, puisque par la suite, le grimpeur réussira à spécifier les propriétés d’une prise et son utilisation à distance et sans utiliser la modalité tactile.

Vous disiez précédemment que vous aviez exposé les apprenants à différentes conditions de pratique et que vous aviez observé qu’ils avaient adopté un comportement visuel facilitant leur adaptation à de nouvelles voies d’escalade dans un cas et dans l’autre cas, en favorisant un mode de contrôle proactif de leurs actions de main. À l’opposé, une autre condition d’apprentissage a encouragé l’adoption d’un comportement visuel qui semblait très spécifique à la voie d’escalade utilisée lors de l’entraînement en favorisant un mode de contrôle des actions de main plus continu/direct. Dans cette dernière condition, les apprenants étaient très performants, mais dès qu’ils ont été confrontés à une nouvelle voie, ils avaient le comportement visuel d’un débutant qui découvre son environnement. Quelles étaient ces conditions de pratique ?

Dans le cadre de la première étude de ma thèse présentée précédemment, nous utilisions deux conditions de pratique bien connue : la pratique constante et la pratique variable. Dans un groupe (pratique constante), les participants grimpaient toujours la même voie (que nous avons appelé la voie contrôle). Leur but était de grimper cette voie de la manière la plus fluide possible et ils recevaient un score de fluidité à la fin de chaque séance. L’autre groupe (pratique variable) réalisait quelques essais sur la même voie que le premier groupe, mais en plus, ils s’entraînaient sur deux autres voies durant chaque séance. Par ailleurs, à chaque séance, l’une de ces deux voies était changée.

Tout au long de leur pratique, ils découvraient au total dix voies différentes sur dix séances d’apprentissage. Sur chacune de ces voies, ils réalisaient un total de six essais. Le groupe en pratique constante avait réalisé 84 essais sur une seule voie. Pour ce groupe, être toujours confronté à la même voie a créé une exploration visuelle qui était très spécifique à la performance sur cette dernière. Les participants avaient même réduit l’utilisation de contrôle proactif de leurs mouvements de main, c’est-à-dire la recherche du « qu’est-ce que je fais après mon mouvement en cours ? ».

De l’autre côté, étant donné qu’ils étaient à chaque séance confrontés à un contexte de performance nouveau (une nouvelle voie d’escalade), ils ont été encouragés à adopter une stratégie visuelle qui leur permettait d’anticiper la localisation de la prise suivante en adoptant un contrôle de leurs mouvements de main plus proactif. Cette stratégie visuelle, ils ont pu ensuite la réutiliser sur un test de transfert où ils ont été confrontés à une voie qu’ils n’avaient jamais vue durant leurs séances d’apprentissage.

En étant toujours confrontés à de nouvelles voies, ils ont été un peu moins performants sur la voie « contrôle », comparativement au groupe en pratique constante. En revanche, ils ont pu utiliser la stratégie visuelle qu’ils ont développée durant l’ensemble de leur apprentissage sur la nouvelle voie « transfert ».

En quoi le contrôle proactif est fondamental dans l’apprentissage ?

En sports collectifs, mais également dans notre quotidien, il est rare que les tâches que nous réalisons se limitent à une seule action. Le contrôle proactif, c’est ce qui va nous permettre de maintenir de la fluidité dans l’enchaînement de nos actions. Par exemple, des travaux sur la locomotion montrent que si l’on demande à une personne d’éviter des obstacles au sol, en ayant d’abord de la visibilité sur l’ensemble du chemin à parcourir, puis qu’on réduit progressivement la visibilité, on observe qu’à partir d’un certain seuil, si on ne voit pas ce que peuvent être nos deux pas suivants, toute notre biomécanique de marche sera affectée. Pourquoi ? Parce que, nous n’aurons plus accès à l’information nous permettant d’anticiper les mouvements suivants, la posture à adopter, et cela va affecter le coût énergétique de notre marche, etc.

Il y a vraiment cette idée que nous sommes continuellement en train de chercher de l’information pour spécifier les actions suivantes, et ce même au cours de la réalisation d’une action. En football, c’est exactement pareil, on ne peut pas être juste sur un mode de contrôle séquentiel de chacune d’une série d’actions. La réflexion est toujours : « je fais une action » et « que dois-je faire ensuite ? ». En reprenant l’exemple de nos travaux en escalade avec la pratique constante et la pratique variable, il peut aussi y avoir cette idée qu’en football, lorsqu’on répète une action spécifique à l’entraînement (par exemple, répétition de passes face à face), il pourrait y avoir un problème. En faisant cela, nous enlevons tout ce qui est lié au contrôle proactif, parce que nous savons déjà ce que va être l’action suivante. Nous allons limiter notre attention visuelle à la surveillance de la trajectoire du ballon afin de contrôler notre action.

En revanche, la recherche d’opportunités d’action pour la suite ne sera pas encouragée. Le joueur excellera peut-être dans son enchaînement contrôle-passe, mais est-ce qu’il y aura un transfert à d’autres contextes de performance par la suite ? Est-ce que la stratégie visuelle encouragée par l’exercice de passe sera utilisable pendant une phase de jeu ?

Chez les débutants, les conditions de pratique à l’entrainement sont souvent adaptées afin de leur permettre de répéter certains comportements. Néanmoins certaines adaptations peuvent mener à un appauvrissement relativement à la situation de compétition. La réalité visuelle n’étant pas la même et la variété de sources d’information étant réduite.

Effectivement, cela ne tient pas du point de vue de l’exploration visuelle. C’est à dire : « est-ce qu’il y a des comportements dans ce type d’exercice qui sont spécifiques à ce que l’on veut ensuite observer en situation de compétition ? » et « est-ce que nous retrouverons les mêmes comportements dans les deux situations (entraînement et match) ? ».

En revanche, il y a sans doute des choses qui vont être découvertes à travers la répétition, sur des aspects techniques (de coordination motrice) ou sur la relation avec le ballon. Comme pour les prises d’escalade, où l’exploration tactile va être importante au départ, les joueurs de football doivent aussi explorer les différentes manières dont leurs actions vont affecter la direction que va prendre le ballon, par exemple. En fonction de mon contrôle, de la position de mon pied, dans quelle direction part le ballon, etc.

Ce sont d’autres aspects du jeu et on veut souvent complètement les effacer, mais j’aurais tendance à nuancer et à dire qu’au début, il y a quand même de petites choses à tirer de cette forme de pratique. En revanche, lorsqu’on arrive à un niveau déjà plus élevé, il faut se focaliser sur des choses plus spécifiques en matière de liens entre les actions à réaliser, l’exploration de l’environnement, etc.

Par exemple, dans le cadre du projet TEAM- SPORTS, nous avons travaillé avec des équipes de rugby. Nous avons comparé les effets de deux formes de pédagogie, l’une émergente et l’autre vraiment prescriptive. Avec Ludovic Seifert, qui dirige cet aspect du projet, nous avons formulé l’hypothèse que l’utilisation d’une pédagogie émergente (ou non linéaire) serait intéressante pour développer l’adaptabilité des joueurs à différentes situations. Cette adaptabilité est fondamentale étant donné qu’en sports collectifs il est presque impossible de rencontrer deux fois la même situation en phase de jeu.

En revanche, il y a quelques séquences dans le jeu où la pédagogie prescriptive pourrait s’avérer plus efficace. En football, sur le travail des corners par exemple, il faut quand même répéter certains mouvements et savoir où chacun de ses coéquipiers va aller, car ces séquences sont trop rapides. Il y aura des formes d’adaptation pendant la séquence, mais il y a aussi besoin d’être un petit peu plus orienté vers la prescription et travailler directement la solution que l’on veut.

En résumé, il faut vraiment développer l’adaptabilité chez le joueur. Qu’il soit capable de guider ses actions tout en regardant ce qu’il se passe autour de lui afin de s’adapter et de manière proactive, c’est-à-dire d’anticiper le type de situation qui pourrait émerger en fonction de l’action réalisée. Il doit donc avoir la capacité d’anticiper ce que va être le futur du jeu. Pour arriver à cela, nous avons peut-être besoin de nouvelles formes de pédagogie, qui sont moins analytiques.

Quels sont les trois processus sous-jacents à l’apprentissage perceptuel ? ?

Ce sont trois processus de l’apprentissage, qui sont imbriqués les uns dans les autres. L’éducation de l’intention vise à comprendre quels sont les buts lorsque je joue, afin que mes buts personnels convergent avec ceux de la tâche. Ensuite, il y a le processus d’éducation de l’attention, où l’objectif va être de découvrir l’information la plus fiable pour percevoir et spécifier au mieux ce que je peux faire.

Il existe plusieurs manières de spécifier une opportunité d’action et j’ai souvent abordé cette notion d’information fiable avec Matt Miller-Dicks, notamment en rapport à ses travaux relatifs aux gardiens de but. L’exemple qu’il prenait souvent, ce sont les penaltys pour les gardiens et comment spécifier de quel côté il doit plonger.

Si le gardien prélève de l’information relative à la course du tireur, au placement de sa jambe d’appui ou autre, ces différentes informations seront plus ou moins fiables pour savoir de quel côté plonger, puisque finalement, le tireur peut masquer ses intentions. Finalement, l’information la plus fiable, c’est le début de la trajectoire du ballon. Avec cette information, on est sûr de savoir dans quelle direction plonger.

Le problème, c’est que pour obtenir cette information, il faut plonger après que le ballon soit frappé. En fonctionnant de cette manière, le gardien n’aura pas le temps d’atteindre son poteau alors que le ballon aurait lui déjà passé la ligne de but. Il faut donc qu’il utilise une information qui soit moins fiable. On peut donc spécifier une opportunité d’action avec différentes informations et certaines sont sans doute plus fiables que d’autres.

Le dernier processus c’est la calibration. C’est l’étalonnage de l’information à nos capacités d’action. Pour rester sur l’exemple des gardiens, c’est savoir à quel moment je peux plonger par rapport à ce que je suis capable de faire. Être capable de spécifier si l’on est en retard, en avance ou dans le bon timing.

Globalement, la calibration est quelque chose qui se fait assez rapidement. Il semblerait qu’il n’y ait pas besoin de beaucoup d’exploration pour bien percevoir ce dont on est capable (c’est cependant un sujet qui demande encore à être approfondi). Il y a aussi le fait de connaitre « quelles sont les limites de nos capacités d’action » et « est-ce qu’on est capable d’aller vraiment à proximité de ces limites ? ». Souvent, nous agissons en gardant une petite marge de sécurité, que l’on adapte à la situation. De manière évidente, si je dois sauter au-dessus du vide, je chercherais à avoir une marge de sécurité plus importante que dans une situation où je pense que je ne risque rien.

J’aménagerais un environnement plus sécurisé afin de déterminer ce que je suis capable de faire, je sauterais par exemple au-dessus d’un matelas dans un premier temps. Ce qui me permettrait d’avoir une meilleure perception de mes limites, de mes capacités d’action. Néanmoins, ces capacités d’action vont énormément varier d’un jour à l’autre, en fonction de mon état de forme ou au cours d’un match. Par exemple, lors d’un match de football, ma vitesse maximale va sans doute être affectée par la fatigue au cours du match. La calibration se fera donc en continu en fonction de mon état du moment. Il existe une revue de littérature sur ce sujet.

En ce sens, trouver l’équilibre entre la conception de situations favorisant l’exploration et l’utilisation de solutions nouvelles, et la conception de situations plus stables, favorisant l’exploitation est fondamentale pour un entraineur ?

L’un de mes directeurs de thèse était John Komar et il a beaucoup travaillé sur les dynamiques d’apprentissage et notamment cette notion d’exploitation et d’exploration chez l’apprenant. Ses travaux tendent à montrer qu’il faudrait chercher un équilibre entre explorer et exploiter pendant son apprentissage. C’est là que l’on enrichirait au mieux son répertoire moteur en découvrant et en stabilisant plusieurs patterns de coordination permettant d’atteindre un but de la tâche entraînée. Cela nous permettrait par ailleurs de développer des patterns plutôt efficaces.

Dans le cas présent, nous parlons d’une forme d’exploration qui est un peu différente de celle que nous avons abordée précédemment. Pour moi, l’exploration, c’est le fait de générer et prélever de l’information dans notre environnement. Quand on parle d’exploration/exploitation, on est plutôt sur la découverte d’un comportement (exploration) et sa reproduction à un autre moment de l’apprentissage (exploitation).

Changer de comportement à chaque répétition, c’est ce qui est encouragé par exemple, par l’approche différentielle (un exemple d’application en baseball). À chaque essai, l’apprenant devra faire quelque chose de complètement différent pour réaliser son action. S’il travaille le tir au football, il changera régulièrement de ballon, de position initiale, de point de départ pour sa course d’élan, etc. Il va ainsi explorer différentes manières possibles de réaliser un tir, et cette variabilité serait bénéfique à son apprentissage.

Sur l’exploitation, c’est ce que nous allons retrouver par exemple dans des conditions de pratique prescriptive, où la solution motrice de la tâche est prescrite par l’entraîneur, limitant les possibilités d’exploration de solutions alternatives pour l’apprenant. Il existe donc ces deux conditions opposées. Ce que John Komar a observé dans sa thèse, c’est qu’en fonction des conditions ou du type d’instruction que nous allons donner aux apprenants, nous les encourageons à être soit sur de l’exploration, de l’exploitation ou un entre les deux.

Si nous voulons développer l’adaptabilité, il est évident qu’il faut découvrir différentes manières d’atteindre le but. Par exemple, en football, il faut à un moment découvrir que l’on peut aussi faire autre chose que passer le ballon face à soi et avec son pied fort. Il faut que je découvre l’utilisation de mes deux pieds, des différents angles de passe possible, etc. Il faut qu’à un moment, je découvre toutes ces manières de faire de manière implicite.

En même temps, il faut aussi que je stabilise chacune de ces coordinations. Il faut que je découvre comment elles s’organisent. J’ai donc aussi besoin d’exploiter chacune de ces coordinations sur plusieurs répétitions afin de bien comprendre comment elles affectent mon environnement, comment je les mets en place et dans quelles conditions elles sont efficaces (toujours de manière implicite). Il y a vraiment cette idée de chercher un équilibre entre les deux.

Précédemment, quand j’ai évoqué mes travaux de thèse, je n’ai présenté que les groupes en pratique constante et variable, mais nous avions aussi un groupe qui avait une pratique que nous avons appelée « auto-contrôlée ». Ils suivaient le protocole de la pratique variable, mais eux, après chaque séance, nous leur demandions : « Est-ce que vous voulez continuer à vous entraîner sur les mêmes voies lors de la prochaine séance, ou est-ce que vous voulez travailler sur une nouvelle voie ? ».

De cette manière, nous voulions tester si nos apprenants étaient capables de réguler leur pratique entre explorer de nouveaux contextes de performance ou exploiter un contexte connu, de manière bénéfique à leur apprentissage. Finalement, les résultats nous montrent que cela semble dépendre quand même beaucoup de l’apprenant. Dans ce groupe-là, les résultats étaient assez variables, mais semblent suggérer que la pratique « auto-contrôlée » permettre d’améliorer la flexibilité comportementale des apprenants.

Il faut donc réussir à créer des situations d’apprentissage dans lesquelles l’équilibre entre explorer et exploiter soit bénéfique à l’adaptabilité des apprenants. En ce sens, les travaux de John Komar tendent plutôt à montrer qu’il faut chercher un optimal entre les deux pour à la fois développer la flexibilité des comportements (être capable de produire différentes solutions motrices pour atteindre un même but) et en même temps, stabiliser les comportements découverts les plus efficaces.

On retrouve le même type de questions chez les entraîneurs de rugby. Nous avons travaillé avec eux sur le jeu qu’ils appellent « en déséquilibre ». C’est une configuration dans laquelle il y a vraiment besoin de s’adapter et d’être dans la lecture de ce qu’il se passe devant soi. Ce que nous avons observé, c’est que pour une même situation d’entraînement (même aménagement matériel), suivant la manière de l’animer, l’entraîneur encourage plutôt l’exploration ou au contraire, l’exploitation.

Par exemple, sur des jeux en 6 contre 6, nous demandions aux six défenseurs de se mettre dans des formations bien spécifiques. D’un côté, nous proposions à l’entraîneur d’intervenir en utilisant les principes d’une approche non linéaire qui focalisait les joueurs sur les ressources environnementales qu’ils pouvaient utiliser pour percevoir ce qu’ils pouvaient faire. Par exemple, regarder où sont les espaces libres, s’il y a de l’espace dans le dos de la défense pour le jeu au pied, ou s’il y a de l’espace au sein même de la défense, etc.

Focaliser les joueurs sur ces éléments a pour but d’encourager à ce que, même lorsqu’ils étaient confrontés plusieurs fois à la même formation défensive, ils continuaient à explorer et à chercher comment exploiter les espaces. De l’autre côté, nous avons contrasté cette approche avec une forme pédagogique prescriptive. Les joueurs étaient confrontés à différentes défenses, leur but était encore de franchir ces défenses, mais cette fois-ci, les coachs leur disaient directement « vous voyez, là nous sommes face à une défense haute. Il faut donc jouer au pied derrière parce que c’est là qu’est l’espace ». « Je veux que toi tu joues au pied dans telle zone et que les autres vous fassiez telles courses pour aller vers la zone où le ballon va atterrir ».

Ou encore :  « La défense est ouverte, je veux du jeu rapide en passe, donc il faut se concentrer à cet endroit, faire les courses de telle manière et jouer plutôt comme ça ». Dans cette configuration, l’entraîneur donnait les solutions aux joueurs. Finalement, sur une même situation d’entraînement où dans les deux cas ils vont être confrontés un certain nombre de fois à la même défense, d’un côté, on va plutôt encourager les joueurs à décider, par eux-mêmes, soit à explorer, soit à répéter un mouvement si jamais ils considèrent que leur comportement était efficace. De l’autre côté, on va être tout le temps sur de l’exploitation, la répétition du même mouvement collectif et essayer de faire en sorte qu’il soit de mieux en mieux réalisé.

De la même manière, lorsque nous sommes sur de la prescription, les feedbacks donnés par l’entraîneur vont aussi changer et vont renforcer l’exploitation, en limitant le champ des possibles pour orienter vers la solution choisie par l’entraîneur. Il va plutôt être sur des feedbacks qui vont être correctifs, c’est-à-dire qu’il va plutôt chercher à dire « vous avez bien réalisé ce mouvement » ou alors « vous avez fait telles courses, mais moi, je voulais que vous fassiez comme cela ».

Lorsqu’on est sur les pédagogies plutôt non linéaires, le feedback sera plutôt orienté vers la réalisation ou non du franchissement de la défense, c’est-à-dire vers le but de la tâche. L’entraîneur va mettre en avant, le fait que cela n’a peut-être pas fonctionné, mais qu’en revanche, il y a du progrès par rapport à la tentative précédente… En ce sens, ce qui est défendu par les approches non linéaires aura plutôt tendance à amener les apprenants à se demander par eux-mêmes, quand est-ce qu’ils doivent chercher une nouvelle solution.

En restant sur cet exemple du rugby, l’apprenant voit que sur la répétition précédente, ses courses n’ont pas été efficaces, qu’il n’a jamais été disponible, donc c’est quelque chose qu’il doit changer. Ou au contraire, la répétition précédente a été une réussite, donc peut-être qu’il faut réessayer de faire quelque chose de similaire, en optimisant un petit peu. Je pense qu’avec l’application des principes de la pédagogie non linéaire, il y a moyen de mieux équilibrer entre explorer et exploiter.

D’ailleurs, un article auquel avaient contribué John Komar et Jia Yi Chow sur l’apprentissage d’un coup droit en tennis avait aussi montré qu’appliquer les principes de la pédagogie non linéaire encourage la découverte de plusieurs solutions motrices efficaces par l’apprenant. En étant prescriptif, on va sans doute trop restreindre le champ des possibles de nos joueurs ou de nos apprenants.

Quels seraient les grands principes favorisant la notion de transfert de comportement, de l’entraînement vers le match ?

Mes observations m’incitent à penser qu’il faut qu’il y ait de la variation durant les séances. Lorsque nous conceptualisons une situation, par exemple, nous devons introduire de petites variations afin que les apprenants ou les joueurs restent attentifs à ce qu’il se passe dans leur environnement et ainsi éviter qu’ils soient en permanence dans la répétition mécanique. Ils doivent passer de « je répète mon mouvement de manière automatique » à « je m’engage dans la situation en restant sensible à ce qu’il se passe autour de moi ». À l’entraînement, on a tendance à trop répéter certaines situations et à un peu les figer.

Il est donc vraiment important qu’il y ait de la variabilité, que d’un essai à l’autre, il y ait un petit peu de changement, ce qui permettra de favoriser l’adaptabilité. C’est-à-dire qu’en que ce qui est travaillé à l’entraînement permette à l’individu (ou au collectif) d’avoir plusieurs cordes à son arc afin de pouvoir s’adapter aux situations rencontrées en compétition. Ensuite, il y a la spécificité, c’est-à-dire que la situation d’entraînement doit être « représentative » de ce qu’on risque de rencontrer pendant le match, donc s’en approcher le plus possible. Pour l’escalade, par exemple, je vais apprendre à spécifier ce que je peux faire avec les prises, mais le jour de la compétition, si je suis confronté à des prises que je n’ai jamais vues auparavant, je vais devoir à nouveau explorer et peut-être revenir à un niveau d’exploration plus novice, voir plus engageant, ce qui mobilisera plus de ressources.

C’est la même chose en sports collectifs. Évidemment, si à l’entraînement nous nous préparons à jouer contre une équipe qui a l’habitude d’avoir une certaine organisation et que lors du match ils sont organisés différemment, nous serons sans doute perturbés en début de match, parce que ce n’est pas du tout ce à quoi nous nous attendions.

D’autre part, il est important qu’il y ait un espace de liberté pour les joueurs pendant la séance, où justement, ils puissent choisir quand ils doivent répéter un mouvement qui était efficace et quand, au contraire, ils doivent chercher quelque chose de nouveau. Le rôle de l’entraîneur, c’est donc aussi de proposer des feedbacks pour amplifier la perception du « là, nous étions efficaces / nous ne l’étions pas » et ainsi guider l’exploration des joueurs pendant les séances.

En effet, ils doivent être accompagnés, à percevoir quand ce qu’ils font leur permet d’atteindre leur but et quand, au contraire, ils sont en train d’explorer dans une mauvaise direction. Dans ce dernier cas, il faudra peut-être les accompagner ou stimuler la recherche de nouvelles solutions.

Pour finir, il me semble important que les apprentissages soient implicites durant l’entraînement. Si l’entraîneur dit tout le temps ce qu’il faut faire et comment il faut faire, cela aura tendance à orienter l’apprenant sur cette solution et à l’empêcher de s’adapter le jour du match en limitant le développement de capacités à explorer les ressources de la situation. La restriction des possibles aux mots de l’entraîneur limitera la capacité à voir les opportunités d’action disponibles dans l’environnement de performance.

Quels sont les influences de vos travaux sur votre trajectoire postdoctorat ?

Sur le projet TEAM SPORTS, j’ai pu poursuivre mes recherches sur la thématique de l’apprentissage en mobilisant à nouveau le cadre théorique de l’approche écologique et dynamique. J’ai pu en plus revenir à l’étude des coordinations interpersonnelles dans le cadre des sports collectifs. Par ailleurs je continue à publier au niveau scientifique. Finalement, je réinvestis les compétences développées au cours de ma thèse et je les étends à un nouveau sujet.

Dans le cadre du projet TEAM SPORTS, ce qui était aussi très intéressant, c’est que nous diffusions les résultats de nos études directement auprès d’entraîneurs. Nous avons notamment fait des retours aux entraîneurs de rugby et aux entraîneurs de basket-ball avec qui nous avions travaillé. Le fait que cet aspect soit prioritaire nous a obligés à « vulgariser », la littérature scientifique, nos hypothèses et les analyses que nous mobilisions afin de les rendre plus accessibles.

Plus globalement, le travail de thèse m’a amené à mieux structurer ma pensée. Lorsqu’on est confronté à un problème, à l’entraînement ou autre, cela permet de prendre un peu de recul, d’essayer de voir les choses autrement. Cela donne aussi un nouveau regard sur les pratiques, notamment en les pensant au regard d’un cadre théorique. Cela permet de mieux comprendre ce qui est fait dans d’autres activités, pourquoi certaines pratiques sont efficaces ou au contraire, que pourrait-on mieux faire ?

J’ai commencé récemment un nouveau projet dans le cadre d’un postdoctorat au LAPSCO, un laboratoire de psychologie sociale et cognitive de l’Université de Clermont Auvergne (UCA). Je travaille dans le cadre d’un laboratoire commun entre Michelin et l’UCA nommé le Factolab sur la validation d’un outil d’identification automatique de tâches à partir de vidéos en point de vue subjectif. Je passe donc de la recherche en milieu sportif au milieu industriel. J’y utilise encore des outils de eye-tracking (ou d’oculométrie, ce sont des outils permettant de capturer les mouvements des yeux et du point de regard). Je réinvestis donc des compétences (notamment techniques) développées pendant ma thèse, mais je les applique à un nouveau domaine où les problématiques liées à la performance et la santé restent centrales ainsi que la capacité à diffuser les résultats des études menées aux professionnels concernés.

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